Marc Perrenoud à la basse, avec Howard S. Becker (un des grands sociologues interactionnistes) au piano, à l'occasion du colloque "Howard Becker et les mondes de l'art" en 2010 (Centre culturel international de Cerisy-la Salle, France)

Les «musicos»: une catégorie professionnelle à part, à qui l’UNIL prête l’oreille

Maître d’enseignement et de recherche à l'Institut des sciences sociales et chercheur au sein du Pôle de recherche national LIVES, Marc Perrenoud conduit avec deux assistants une étude qualitative sur les musiciens «ordinaires» en Suisse: des personnes qui connaissent davantage la précarité que la notoriété, et que la pratique rapproche au fond plus des artisans que des artistes.

Dans la hiérarchie des musiciens, il y a ceux, tout en haut de l’affiche, que l’on est prêt à payer pour en cueillir religieusement les sons. Puis, en dessous, toute la gamme de ceux que l’on écoute un peu par hasard, dans un bar branché ou dans un festival, ou que l’on entend juste d’une oreille, au restaurant ou au détour d’une rue passante. «Nous n’accordons pas la même écoute à ces différents types de musiciens, selon qu’on les considère comme des artistes, des partenaires d’événement ou de simples auxiliaires. Cette typologie est beaucoup plus signifiante pour le statut du musicien que le genre de musique auquel il s’adonne», explique Marc Perrenoud, sociologue et chercheur au sein du projet No 6 du Pôle de recherche national LIVES: «Vulnérabilité à l'interface de la vie familiale et professionnelle: Différences entre les genres et les professions».

Avec une assistante et un assistant étudiants, Frédérique Leresche et Jérôme Chapuis, qui effectuent ainsi leur travail de maîtrise, Marc Perrenoud enquête depuis septembre 2012 en Suisse (romande principalement) sur ces «musicos» qui peinent à vivre de leur talent. A eux trois, ils ont déjà effectué une cinquantaine d’entretiens semi-directifs avec des musiciens de tous styles, membres d’un groupe semi-professionnel, animateurs de thé dansant ou joueurs de rue.

Des chercheurs eux-mêmes musiciens

Les trois chercheurs ont tous un lien fort avec la musique et la scène: Marc Perrenoud lui-même joue de la contrebasse et de la basse électrique; à l’époque où il passait sa maîtrise et son doctorat, en France, il a joué environ six cent fois en public dans des contextes très différents, de groupes de jazz manouche à l'électro post-rock en passant par le be-bop ou le funk. «Les intérêts de l'ethnographe ont recoupé ceux du musicien quand il s'est agi de diversifier et multiplier les situations d'emploi et donc les terrains d'enquête pour ma thèse», raconte le chercheur.

En Suisse, d’après les premiers constats, la majorité des musiciens ordinaires a un boulot à côté, le plus souvent comme profs de musique, et une partie bénéficie de subventions pour pouvoir se produire, grâce à la constitution d’associations dont ils deviennent salariés ou bénéficiaires. Une situation qui tranche avec la France, où les musicos peuvent bénéficier des allocations prévues pour les intermittents du spectacle, ou avec les Etats-Unis, où ils se partagent souvent entre la scène et un job purement alimentaire dans un registre non musical. L’enseignement de la musique n’a pas la même place dans ces pays qu’en Suisse, où 20% de la population pratique un instrument contre 8% en moyenne ailleurs, offrant ainsi un débouché presque naturel aux professionnels de la musique.

Etre ou ne pas être un musicien professionnel

Le fait de vivre entièrement de leur passion, dans un faisceau de tâches incluant l’enseignement, en fait-il des musiciens plus légitimes? «Certains d’entre eux semblent le penser. Mais on pourrait également les assimiler aux profs de sport ou de dessin, dont le métier diffère de celui d’athlètes ou de plasticiens», précise Marc Perrenoud. «Nous sommes encore en train de circonscrire notre objet, un geste scientifique élémentaire qui est trop souvent négligé, et qui est d’autant plus nécessaire dans notre cas que nous partons sans liste préétablie, sans filtre construit par d’autres, puisque c’est un champ encore inexploré», déclare le chercheur. «Dans tous les cas, nous privilégeons une approche interactionniste, au cœur du terrain, et définissons comme musiciens ceux que leurs pairs considèrent comme tels. En France, j’ai constaté que les musicos tendaient à se dépeindre eux-mêmes davantage comme des artisans que comme des artistes. C’est notamment dû à leur rapport à la création musicale. Quand on n’est pas connu, on sera plus souvent engagé pour jouer des reprises.Cette tension entre art et métier en fait, par la force des choses, des artistes «déclassés». Mais en Suisse, la situation pourrait être différente, puisqu’ils sont moins soumis à la pression de faire de la scène alimentaire.»

Une scène réduite et fragmentée

Par contre, en Suisse, la scène musicale est réduite et fragmentée par le jeu du régionalisme culturel et des subventions locales. «Si vous êtes connu à Bulle, cela ne veut pas dire que vous percerez à Bienne. Alors qu’en France, faire une carrière locale est possible, grâce à l’existence de plusieurs métropoles où les musicos peuvent jouer jusqu’à cent fois par an dans un rayon de 200 kilomètres, représentant un bassin d’un million d’habitants.»

Au terme de cette étude qualitative dans quelques mois, les chercheurs n’excluent pas de déposer un nouveau projet pour un volet quantitatif. «Ça bouillonne», se réjouit Marc Perrenoud, déjà satisfait d’avoir pu inscrire son objet fétiche de recherche dans la problématique du PRN LIVES: «Nous suivons des carrières, ce qui fait appel à une perspective longitudinale. Quant à la question de la vulnérabilité, elle n’est pas liée qu’à la précarité économique dont souffrent les musicos. Nous l’étudions aussi comme un processus de fragilisation, qui peut apparaître dans tout milieu, même favorisé économiquement, comme c’est le cas dans d’autres enquêtes de l’IP6, par exemple sur les élites. La question de fond est de savoir pourquoi certains s’en sortent mieux que d’autres, quelles sont les ressources en jeu…» Un air bien connu au sein du PRN LIVES.

Pour aller plus loin: