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C’est dans les grands tournants et les moments de transition que la vulnérabilité est la plus manifeste

Deux thèses récentes défendues à l’Université de Lausanne dans le cadre du Pôle de recherche national LIVES utilisent des données du Panel suisse de ménages pour observer le déroulement d’événements critiques comme l’entrée dans l’âge adulte, la naissance d’un enfant ou un épisode de chômage. Les recherches de Florence Rossignon et Matteo Antonini mettent ainsi en lumière l’imbrication des caractéristiques individuelles et du contexte structurel, que seul un suivi longitudinal dans le temps permet vraiment de révéler de manière quantitative grâce à des méthodes innovantes. Ce faisant, ces études apportent quelques surprises notables.

« The road to adulthood is long and winding, and it does not come to an end until the late twenties. » (Le chemin vers l’âge adulte est long et tourmenté ; il n’atteint sa destination que vers la fin de la vingtaine.) Cette phrase de Florence Rossignon à la page 54 de son mémoire de thèse, tout en partant d’un constat scientifique, est poétique à plus d’un titre. Ecrite par une jeune doctorante, elle peut également se lire comme une métaphore de sa propre métamorphose, au terme de quatre ans de recherches. Soutenue le 22 août 2017, sa thèse est la toute première à exploiter les données du sur-échantillonnage « LIVES Cohort » concernant des jeunes nés entre 1988 et 1997, dont trois quarts de « secondos », faisant partie du troisième échantillon du Panel suisse de ménages, une enquête menée annuellement depuis 2013 par le Centre de compétence suisse en sciences sociales FORS en collaboration avec le PRN LIVES.

Florence Rossignon s’est intéressée à deux événements marquants du passage à l’âge adulte : le départ du domicile parental et l’entrée sur le marché de l’emploi. Combinant pour la première fois deux méthodes jusqu’ici diamétralement distinctes, l’analyse de séquence et l’analyse de survie, sa thèse montre notamment que les jeunes dont les parents sont séparés ont une probabilité plus élevée de quitter le foyer familial – à chacun des âges observés – que les jeunes dont le couple parental est toujours uni.

Les secondos d’Ex-Yougoslavie bien intégrés

En ce qui concerne l’intégration professionnelle, Florence Rossignon met en avant des différences marquantes selon les origines ethniques, alors que les parcours de formation ont tous eu lieu en Suisse. La deuxième génération de migrants issus d’Europe du Sud est la plus représentée au sein des emplois manuels qualifiés. Plus surprenant, les jeunes originaires des Balkans et de Turquie se démarquent par une plus forte présence dans les emplois qualifiés non manuels à la suite d’un apprentissage. Comparés aux jeunes dont les deux parents sont suisses, les secondos issus de ces pays ont également moins de risque de gagner leur vie dans un emploi non qualifié. Les jeunes dont l’intégration professionnelle est la plus difficile proviennent de familles originaires d’autres continents que l’Europe.

Un aspect particulièrement original de la thèse de Florence Rossignon est l’attention portée aux permis de séjour. Elle réussit à montrer que les jeunes ayant bénéficié lors de leur entrée dans le pays de permis temporaires ou précaires ont une plus grande probabilité que les Suisses – toutes choses étant égales par ailleurs – d’accéder à des situations socio-professionnelles plus prestigieuses, par exemple comme indépendants (« self-employed »). Cette situation pourrait s’expliquer, selon la chercheuse, par des aspirations scolaires et professionnelles plus élevées dans ces familles.

Le chômage et ses conséquences

Cette catégorie « self-employed » semble être une piste intéressante à creuser pour la recherche en sciences sociales. Elle se retrouve également dans la thèse de Matteo Antonini, soutenue le 28 août 2017, lequel a lui aussi utilisé les données du Panel suisse de ménages, mais en incluant des échantillons plus anciens de population, ici de tous âges, liés aux enquêtes démarrées en 1999 et 2004. Une partie de sa recherche a été consacrée aux trajectoires des personnes ayant passé par un ou des épisodes de chômage, l’idée étant de voir leur situation quatre ans après la perte d’emploi.

Matteo Antonini compare deux groupes : les gens qui ont connu le chômage au cours de l’enquête et ceux qui n’y ont pas été confrontés. Ses données indiquent que parmi les chômeurs, la catégorie « self-employed » augmente nettement après une période de chômage, passant de 1.6% à 6.1%. Dans le groupe de contrôle, composé de personnes n’ayant pas vécu le chômage, le nombre d’indépendants reste quant à lui assez stable, voire diminue, passant de 8.3% à 7.9% quatre ans plus tard.

Recourant lui aussi à l’analyse de séquence, le chercheur s’intéresse surtout aux personnes pour qui le chômage a les conséquences les plus graves à moyen et long terme, soit parce qu’elles n’ont toujours pas retrouvé de travail au bout des quatre ans, soit parce qu’elles ont dû se résoudre à un déclassement, ou encore parce que leur trajectoire professionnelle est marquée par une instabilité récurrente. Les étrangers et les seniors sont particulièrement marqués par le chômage de longue durée. Les femmes, elles, sont surtout touchées par le déclassement, acceptant des emplois en dessous de leurs qualifications mais qui permettent la conciliation travail-famille. Enfin les travailleurs manuels, qualifiés et non qualifiés, sont ceux qui peinent le plus à retrouver une situation stable.

En dehors de ces catégories particulièrement vulnérables, Matteo Antonini a constaté que le chômage de longue durée et l’instabilité de carrière concernent également une part significative de personnes très hautement qualifiées – peut-être parce qu’elles ne sont pas prêtes à accepter n’importe quel emploi et qu’elles ont davantage de ressources économiques et sociales pour supporter la situation relativement longtemps, avance Matteo Antonini. Il voit néanmoins dans ce phénomène un signal à ne pas négliger pour le système suisse, tant éducatif que social.

Carrières féminines et assurance maternité

Le doctorant a également consacré une partie importante de sa thèse à un autre événement, celui de l’arrivée d’un enfant. En collaboration avec Ashley Pullman, doctorante à l’University of British Columbia, il s’est penché sur l’impact de l’entrée en vigueur de l’assurance maternité sur les trajectoires professionnelles, et aboutit à un constat mitigé sur l’importance de cette réforme en Suisse pour les carrières féminines. Dans certains cas, les femmes ont même perdu en droits après l’instauration en 2005 du congé obligatoire de 16 semaines payé à 70%, par rapport à ce que certaines conventions collectives offraient auparavant. La nouvelle loi n’a dans tous les cas pas augmenté la proportion de femmes qui travaillent à plein temps. Matteo Antonini montre que la plupart des mères ont plutôt tendance à réduire leur temps de travail, parfois même avant la naissance d’un enfant.

« La réforme n’était pas assez forte pour surmonter l’inertie sociale qui maintient une certaine structure de trajectoires professionnelles », regrette le chercheur. Si l’on met cette analyse en perspective avec la thèse précédemment citée, la Suisse n’en ressort pas vraiment grandie : un des constats de Florence Rossignon est que les secondos qui ont obtenu la naturalisation ne voient pas leur parcours professionnel facilité pour autant : les individus qui deviennent suisses ont toujours moins de chances d'occuper une position supérieure que les Suisses d'origine. Leurs attentes sont plus élevées, et ils entreraient alors en compétition avec des nationaux au capital social plus étoffé, suggère la chercheuse. Dans les deux cas, les recherches des doctorants LIVES rendent visible la tension qui existe entre structure sociale et stratégies individuelles.

>> Florence Rossignon (2017). Transition to adulthood for vulnerable populations in Switzerland: When past matters. Sous la direction de Jacques-Antoine Gauthier et Jean-Marie Le Goff. Université de Lausanne.

>> Matteo Antonini (2017). The impact of critical events on work trajectories. Sous la direction de Felix Bühlmann. Université de Lausanne.