© Delphine Schacher: self-portrait

Delphine Schacher : « Accéder à des endroits invisibles » grâce à la photographie

Auteure de la série Bois des Frères sur les habitants d’anciens cabanons d’ouvriers saisonniers dans la banlieue de Genève, la photographe vaudoise présentera ce travail dans le cadre du double projet de collaboration entre le Pôle de recherche national LIVES et les Journées photographiques de Bienne – exposition et livre.

Nichée dans un vallon à la sortie de Begnins, la maison de Delphine Schacher a appartenu à ses grands-parents et jouxte la scierie familiale. La photographe née en 1981 est une enfant de la région. Elle y a fait ses premières images, avant même d’être diplômée de l’Ecole de photographie de Vevey. En tant qu’une des trois lauréates du concours sur invitation lancé par le PRN LIVES sur le thème « Vulnérabilité et Résilience », ses photos seront exposées du 29 avril au 22 mai 2016 aux Journées photographiques de Bienne et illustrent l’ouvrage Downs and Ups lié à ce projet.

Delphine Schacher s’est fait connaître avec son travail Petite robe de fête, qui montrait de jeunes adolescentes roumaines endimanchées dans un décor champêtre : une plongée au cœur du temps, et qui le défiait, aussi, puisqu’elle était partie initialement à la recherche de personnes photographiées vingt ans plus tôt par son père lors d’un voyage marquant le jumelage de leur commune avec un village roumain. « C’était la première fois que mon père voyageait si loin, et la première fois que je l’ai vu pleurer, ému par ces gens et leurs conditions de vie difficiles », raconte celle qui se décrit ironiquement comme « une exploratrice des temps modernes, de la génération easyJet, pour qui il est si facile de sauter dans un avion ».

Pour le projet LIVES à Bienne, elle est allée promener son objectif du côté de cabanons utilisés autrefois pour loger des saisonniers, tout près de la cité du Lignon, à une encablure de l’aéroport de Cointrin. Un habitat précaire et vétuste, toujours en usage aujourd’hui, où continuent de vivre des hommes aux parcours divers, qu’elle a approchés de près et dont elle magnifie la pudeur et la dignité. Interview.

Comment êtes-vous venue à la photographie ?

Ca a commencé quand j’avais environ 20 ans. Je viens d’une famille de trois enfants, et j’étais la seule à n’avoir aucune activité artistique. Mon frère jouait de la batterie, ma sœur de la flûte, et moi j’ai surtout passé mon adolescence à faire la fête, en parallèle à un apprentissage de commerce et une maturité professionnelle. Mais je ne me voyais pas faire ça toute ma vie. Je cherchais quelque chose de créatif. Alors j’ai commencé à prendre des cours du soir, d’abord de couture, puis de graphisme. Je n’ai pas eu le déclic, mais j’ai réalisé que j’aimais collectionner les photos dans les journaux.Je me suis alors inscrite à un cours de photographie dans la région, et là j’ai tout de suite croché. Nous devions faire des reportages. Ce qui me plaisait, c’était d’aller à la rencontre des gens, d’entrer dans des endroits où je n’aurais pas pu accéder sans cet alibi de la photographie. Pour mon premier travail et ma première expo dans le cadre de ce cours, le thème était « Une nuit dans la vie de … » et j’ai choisi de suivre un employé qui travaillait sur la rotative du Journal de la Côte. J’ai adoré ce sentiment de ne pas être dans mon élément et de devoir me faire ma place. En plus le rotativiste a bien reçu les photos, il était content. Alors j’ai poursuivi dans cette voie en m’inscrivant à l’association Focale, qui organise des ateliers. Là j’ai eu deux mois pour réaliser un travail sur le thème « Ombres » et j’ai eu l’opportunité de suivre des femmes en prison grâce à une animatrice socioculturelle qui avait monté un labo photo à la prison de Lonay. A nouveau j’ai aimé pouvoir accéder ainsi à des endroits invisibles.

Comment l’idée des cabanons du Lignon vous est-elle venue ?

En fait ce sujet m’habite depuis longtemps. En 2010, dans le cadre de Focale, j’ai dû réaliser un projet sur le thème « Périphérie ». Je me souvenais avoir vu un reportage à la télévision qui annonçait que les baraquements ouvriers situés à l’aéroport allaient être détruits, et j’ai appelé le syndicat Unia pour savoir s'il en existait encore d’autres. C’est là que j’ai découvert le site du Lignon. Puis, alors que j’étudiais la photographie à Vevey, je suis retournée sur place. Le lieu n’avait pas changé, mais c’était un travail vite fait et j’ai eu le sentiment d’être passée à côté du sujet. J’avais bien tiré quelques portraits, mais n’avais pas eu de discussion avec les gens. Alors que cette fois-ci, j’ai pu entrer chez eux. J’ai fait un pas de plus dans leur direction, pas seulement un pas physique, mais un pas émotionnel. J’ai osé aller plus loin, rechercher des postures. J’ai mieux réfléchi à comment les mettre en scène. Le fait d’avoir un mandat, qu’il y ait une attente, m’a aidé. La thématique « Vulnérabilité et Résilience » a aussi guidé mes choix. Je voulais montrer les hommes qui vivent dans ces cabanons, leur rendre honneur. Ce ne sont pas juste des gens qui passent.

Comment avez-vous travaillé ?

En juillet et août 2015, je suis allée en reconnaissance. Avec certains habitants, il s’agissait de retrouvailles. Puis, de septembre à décembre, je me suis rendue sur le terrain environ deux à trois fois par semaine, parfois de jour, parfois le soir. Je ne prenais pas toujours des photos, parfois il s’agissait juste de vivre des moments avec eux. J’ai voulu rendre compte du passage des saisons, mais je ne voulais pas qu’on sache en quelle année nous étions. J’aime bien qu’on ne voie pas si on est dans les années 70, 90, ou maintenant. C’est pourquoi j’ai évité de montrer des habits avec des marques ou des sacs de magasin. Ce lieu n’a pas d’âge ! J’ai aussi cherché à donner un côté pictural à certaines images, certaines attitudes… En tout j’ai réalisé 25 films en argentique. C’est une technique qui force à prendre son temps, à poser les choses.

Qu’est-ce qu’une bonne photo selon vous ?

Il faut d’abord que la lumière soit naturelle. Et il faut qu’il y ait quelque chose qui se passe, quelque chose de mystérieux ou quelque chose qui dérange. Par exemple un objet incongru ou une position fragile.

A votre avis, quelle est l’image de cette série qui montre le plus la résilience ?

J’aime bien la photo du gril à saucisses dans la cuisine commune. C’est une image qui montre des gens qui se débrouillent, qui s’accommodent de peu d’espace. Ils vivent comme les autres, mais en plus petit. Il y a aussi le portrait saisi à vif d’Augusto, qu’on voit avec sa poêle à frire et sa jolie tenue. C’est l’image d’un homme qui a su rebondir. Il semble dire : « Je n’ai pas de cuisine mais ça ne m’empêche pas de vivre normalement et de m’habiller avec une belle chemise. » Ces personnes vivent avec le minimum, mais ce n’est pas le désespoir. Je précise cependant que cet état des lieux n’est pas objectif : je n’ai pas vu tout le monde, et certains ne voulaient pas être photographiés, peut-être des gens pour qui c’est beaucoup plus dur. Mais il y a de beaux exemples de résilience. José, par exemple, qui vient du Cap-Vert : c’est un de mes chouchous, un des premiers avec qui j’avais parlé en 2010. Il savait à peine de français à l’époque, et maintenant il a trouvé du boulot. Il a un poste de responsable dans une entreprise d’échafaudages. Et pour lui, les échafaudages, c’est une passion, un véritable monde. Il me montre des photos sur son téléphone, et je peux vous dire que depuis, je ne vois plus les échafaudages de la même manière ! Enfin il y a ces images où l’on voit des chats, des oiseaux en cage. On peut y voir de l’enfermement dans l’enfermement. Mais cela montre aussi le besoin des gens de s’occuper de quelqu’un…

>> La page consacrée à Delphine Schacher sur le site du festival