La timide introduction des congés parentaux en Suisse souligne l’ampleur des inégalités de genre
Dans une thèse défendue le 17 mars 2014 à l’Université de Lausanne, Isabel Valarino s’est penchée sur les discours précédant et accompagnant l’avancée du congé parental et du congé paternité. Son analyse est enrichie par une étude de cas sur la Ville de Lausanne. La chercheuse démontre que les besoins des employés et de leur famille tendent à s'adapter à ceux de l’employeur et de l’économie. Alors que la maternité est considérée comme une responsabilité intensive et contraignante, la paternité demeure perçue comme un engagement flexible et optionnel.
En quoi l’émergence des congés parentaux modifie-t-elle les pratiques et les représentations de la parentalité en Suisse ? Isabel Valarino vient d’obtenir son doctorat dans le cadre de l’IP6 du Pôle de recherche national LIVES en montrant d’une part que la différenciation entre maternité et paternité reste rarement remise en question, et d’autre part que les aspects économiques dominent, tant dans les débats que dans la pratique.
« Je n’ai jamais vu quelqu’un faire autant de travail pour une thèse », a déclaré lors de la défense une des membres du jury, la professeure de sociologie et d’études genre Linda Haas de l’Université Purdue d’Indianapolis. « Elle est innovante dans plusieurs disciplines et la première à montrer de telles interactions entre différents niveaux », a renchéri Gerda Neyer, professeure de démographie et spécialiste des politiques familiales à l’Université de Stockholm. Les autres membres du jury étaient la Prof. Nicky Le Feuvre (UNIL), cheffe de l’IP6, et la Prof. Laura Bernardi (UNIL), vice-directrice du PRN LIVES et directrice de thèse.
Intérêt croissant mais pratique peu répandue
En Suisse, la question des congés paternité et parental a vu son intérêt croître depuis la mise en œuvre de l’assurance maternité en 2005. A ce jour, la grande majorité des travailleurs masculins dispose d’un jour de congé accordé par l’employeur à la naissance d’un enfant, mais seule une minorité bénéficie d’un droit s’étendant à quelques semaines. Ceci constitue une exception en comparaison européenne.
Isabel Valarino a effectué des analyses de contenu et de discours sur les propositions parlementaires concernant ce thème entre 1998 et 2011, ainsi que sur des articles de presse liés à la question. Elle a complété sa recherche avec une étude de cas sur les employés de la Ville de Lausanne, qui depuis 2010 octroie aux nouveaux pères 21 jours de congé à prendre dans les douze mois suivant la naissance de leur enfant. Les données de registre lui ont permis d’analyser statistiquement les 95 cas de collaborateurs concernés par ce droit de 2010 à 2012. Elle a également interviewé 22 hommes parmi ceux qui en ont fait usage, ainsi que 8 cadres confrontés à de telles situations dans leur équipe.
L’intérêt des employeurs avant tout
Ses observations montrent que les représentations et les pratiques de la parentalité évoluent, mais demeurent fortement imprégnées par des divisions de genre et par le poids des aspects économiques. « Avec le congé paternité, les pères s’investissent davantage auprès de leurs enfants. Mais ils anticipent souvent les demandes de leur employeur afin de ne pas perturber le fonctionnement de l’entreprise. Et le partage des tâches avec leur partenaire reste inégalitaire », explique Isabel Valarino.
La chercheuse a relevé que dans l’administration lausannoise, la moitié seulement des nouveaux pères ont pris l’intégralité des jours de congé auxquels ils avaient droit. La plupart ont en outre repoussé une grande partie de leurs vacances. Seuls 13% des hommes de son échantillon ont cumulé l’ensemble des deux types de congé pendant une même année. Les collaborateurs à haut niveau de responsabilité, ceux travaillant à temps partiel et dans un environnement féminin ou mixte, ainsi qu’une partie de ceux avec peu d’ancienneté ont davantage tendance à renoncer à une part de leurs congés, ce qui souligne l’influence du contexte professionnel sur l’utilisation du congé paternité. La plupart des supérieurs hiérarchiques interrogés ont confirmé qu’ils estimaient que les intérêts du service primaient dans les négociations à propos des dates de prise de congé.
Rôle central de la mère
Grâce à ses entretiens avec les jeunes pères, Isabel Valarino a pu identifier plusieurs fonctions du congé paternité. Les notions de soutien à la mère et de prise en charge de l’intendance sont très valorisées. Les soins aux enfants également, mais se muent souvent en garde des aînés. « Tous ont déclaré que le rôle central auprès du nouveau né restait celui de la mère », relève la chercheuse, qui a constaté que c’est en prenant leurs jours de congé de manière étalée après le retour de leur partenaire au travail que les hommes changeaient de rôle: « C’est en se retrouvant seuls avec le bébé qu’ils réalisent vraiment ce que cela implique… »
Malgré les nuances observées, la chercheuse estime tout de même que des changements s’opèrent. Prendre un congé paternité permet notamment d’imposer son statut de père face à l’environnement professionnel, de prendre de la distance avec le travail et de modifier les attentes. Et même si le principe d’un congé paternité inscrit dans la loi fédérale n’est toujours pas à l’ordre du jour, pour des raisons de financement et de vision toujours très genrée du partage des tâches entre hommes et femmes, « les catégories de pensée évoluent », déclare-t-elle.
C’est dans cette optique qu’en plus de sa thèse, Isabel Valarino a rédigé un rapport destiné à la Ville de Lausanne, où elle fait part en détail de ses constats et émet quelques propositions pour améliorer la mise en œuvre du congé paternité.
Prochaine étape : les pères en congé sans leur partenaire
Et afin de continuer sa réflexion sur l’évolution des pratiques et des représentations à travers les congés parentaux, elle poursuit désormais sa recherche sur les pères qui ont pris un congé d’au moins un mois à plein temps pour s'occuper seul de leur(s) enfant(s), étude menée dans le cadre du projet « Fathers on Leave Alone » du réseau International Network on Leave Policies & Research, pour laquelle elle recherche actuellement des participants.