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Attaquer les inégalités à la racine ou les perpétuer : la stratégie d’investissement social en débat

L’investissement social vise à prévenir l’apparition de la vulnérabilité en intervenant dès le début du parcours de vie. En présence de très éminents spécialistes de la question, une conférence internationale accompagnée d’une table ronde propose d’évaluer cette stratégie montante en Europe et ailleurs, mais encore peu développée dans les institutions suisses et qui suscite aussi certaines critiques. A suivre les 10 et 11 avril 2014 à l’Université de Lausanne.

Investir dans le développement des compétences dès la petite enfance, c’est permettre à l’Etat social de diminuer très nettement ses dépenses à moyen et long terme, a calculé en 2009 le Prix Nobel d’économie James Heckman sur la base des données d’une célèbre expérience, The Perry Preschool Study. Cette étude longitudinale, menée à partir des années 60 sur deux groupes d’enfants, montre que ceux qui ont bénéficié d’un encadrement préscolaire de qualité enregistrent quarante ans plus tard de meilleurs niveaux de formation, des emplois plus stables, des revenus plus élevés et moins de séjours en prison à leur actif.

Esping-Andersen en invité vedette

Ces conclusions corroborent le concept d’investissement social développé depuis les années 90 par Gøsta Esping-Andersen. Actuellement professeur à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone, il est un des auteurs les plus cités dans la recherche sur l’Etat-providence et a été impliqué dans de nombreuses instances internationales pour amener cette réflexion sur le terrain politique. Mais la vision du sociologue danois a également ses détracteurs. Face à certains de ces sceptiques, il sera l’un des principaux orateurs de la conférence « Evaluer la stratégie d’investissement social » organisée par le Prof. Giuliano Bonoli  et quatre collègues suisses, français et hollandais les 10 et 11 avril prochain à l’Université de Lausanne (IDHEAP) avec le soutien du Pôle de recherche national LIVES. Les autres conférenciers des sessions plénières seront Bea Cantillon (Université d’Anvers), Anton Hemerijck (Université libre d’Amsterdam) et Bruno Palier (Science Po Paris).

Selon ses défenseurs, l’investissement social vise à favoriser l’égalité des chances et répond au besoin de réforme de l’Etat social dans le contexte post-industriel, marqué par la montée du chômage, la transformation des structures familiales, le travail des femmes, les mouvements migratoires et le vieillissement de la population. Dans le milieu de la recherche, certains avancent cependant que les mesures existantes bénéficient avant tout à la classe moyenne et s’inscrivent dans une logique utilitariste et comptable visant davantage l’augmentation des revenus fiscaux et la diminution des coûts de la protection sociale qu’un véritable épanouissement humain. Un des objectifs de la conférence est de permettre aux chercheurs de confronter ces points de vue sur la base de résultats empiriques, lesquels donneront lieu à une trentaine de présentations.

Concept en hausse… sauf en Suisse

Un autre intérêt de l’événement est de permettre de sortir du cadre strictement européen pour s’intéresser à ce qui se passe sur d’autres continents, et d’amener enfin le débat en Suisse. En effet, si l’Organisation pour la Coopération et le Développement économique (OCDE) et la Commission européenne ont récemment ont adopté des positions très favorables à l’investissement social, on parle moins de ce qui se passe en la matière dans le reste du monde, et la Suisse semble peu concernée. « Certaines mesures allant dans le sens de l’investissement social ont été prises dans certaines villes et certains cantons, notamment dans le domaine de la petite enfance et de la réinsertion professionnelle, mais peu de partis politiques en ont fait un élément central de leur programme », affirme le Prof. Bonoli. A l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), la responsable du secteur Recherche et évaluation confirme que ce thème n’est pas à l’ordre du jour et qu’aucune étude n’est menée sur la question.

La conférence se terminera par une table-ronde à laquelle interviendront des personnalités provenant de plusieurs sphères politiques, administratives et académiques aux niveaux européen et suisse. Des visions enthousiastes aussi bien que prudentes ou critiques de l’investissement social y seront représentées. Le vice-directeur de l’OFAS, Ludwig Gärtner, y participera, une bonne occasion pour la Suisse de monter à bord de ce débat, espèrent les organisateurs.

« Les femmes et les enfants d’abord »

Parmi ces derniers, le Prof. Bruno Palier a été très actif pour faire avancer la cause de l’investissement social en Europe, qui a abouti en 2013 à l’adoption par la Commission européenne d’un train de mesures sur les investissements sociaux. Cette série de recommandations aux Etats membres pour la modernisation de leurs systèmes de sécurité sociale souligne l’importance de préparer les populations aux risques de la vie plutôt que de se contenter d’en réparer les conséquences. Le chercheur constate cependant que « pour l’instant, le monitoring consacré à la rigueur budgétaire mobilise bien davantage d’énergie que les projets d’investissement social. »

Il met également en garde contre la tentation de substituer l’investissement social à la protection sociale, qui demeure selon lui nécessaire et complémentaire. Et répondant aux critiques, par exemple selon lesquelles l’augmentation des places en crèche profite d’abord aux familles aisées, il rappelle que « pour réussir, l’investissement social doit viser l’universalité, et en attendant cibler les populations les plus pauvres, en donnant la priorité aux mères seules et migrantes. »