Annoncés en été 2017, trois projets impliquant des chercheurs et chercheuses suisses ont été sélectionnés à la suite d’un appel du réseau NORFACE (New Opportunities for Research Funding Agency Cooperation in Europe) lancé pour soutenir des programmes de recherche sur l’accumulation des inégalités sociales au long du parcours de vie. Au total, 170 équipes avaient répondu à l’appel et 13 projets ont été retenus pour financement. Deux des projets primés ont des liens avec le Pôle de recherche national LIVES – Surmonter la vulnérabilité : Perspective du parcours de vie (PRN LIVES). L’un d’eux, Dynamics of Accumulated Inequalities for Seniors in Employment (DAISIE), bénéficiera de 1.5 million de francs sur trois ans.
Le projet DAISIE, dirigé par Nicky Le Feuvre, professeure de sociologie du travail à l’UNIL et cheffe du projet Genre & Professions (IP206) au sein du PRN LIVES, a pour objectif d’étudier les enjeux sociaux du vieillissement au travail. Dans la plupart des pays européens, en effet, l’allongement de l’espérance de vie et les difficultés de financement des caisses de pension génèrent des incitations plus ou moins fortes en faveur de l’allongement de la durée de la vie active des seniors.
Savoir dans quelles conditions il est possible ou souhaitable de prolonger la vie professionnelle des individus est dès lors une question brûlante, car l’emploi des seniors a des conséquences en cascade sur d’autres domaines de la vie, y compris la santé. Outre les enjeux d’emploi, de financement des retraites et de gestion des ressources humaines, ce sujet révèle l’importance des échanges intergénérationnels des seniors, que ce soit avec leurs enfants adultes et leurs petits-enfants ou avec leurs propres parents âgés.
L’une des hypothèses du projet DAISIE est que l’injonction à prolonger la vie au travail concerne presque tous les membres de la « génération sandwich » des 50 ans et plus en Europe aujourd’hui. Toutefois, les conséquences de cette incitation ne seraient pas les mêmes pour l’ensemble des seniors, et représenteraient surtout une source potentielle de vulnérabilité pour les personnes dont les trajectoires professionnelles ont été les moins continues et les moins rémunératrices, dont une part importante de femmes faiblement qualifiées, sur qui repose l’essentiel du travail de « care ».
Cinq contextes nationaux contrastés
Pour vérifier ces postulats, Nicky Le Feuvre s’est entourée de collègues travaillant dans cinq pays européens : la Suisse, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Suède et la République tchèque. Les trois premiers connaissent des systèmes de protection sociale d’inspiration libérale et des régimes de genre à caractère plutôt conservateur. Ici, la prise en charge des personnes dépendantes, à commencer par les enfants en bas âge, repose principalement sur l’économie de marché et/ou sur les familles. La Suède, par contraste, est connue pour l’étendue de ses prestations publiques en faveur de l’articulation travail-famille et pour la grande attention portée à l’égalité femmes-hommes. Enfin, la République tchèque a connu sous l’influence soviétique une culture spécifique du travail des femmes, qui cède actuellement la place à une polarisation des trajectoires d’activité des mères, liée au démantèlement partiel des services publics.
La première partie du projet DAISIE consistera à analyser les parcours professionnels des seniors des deux sexes dans ces cinq contextes sociétaux très contrastés. En Suisse, par exemple, l’équipe s’attend à constater une très grande implication des seniors dans la garde de leurs petits-enfants, « condition structurelle pour que les femmes plus jeunes puissent se maintenir en emploi », souligne Nicky Le Feuvre.
« Si l’idée est que les grands-parents doivent désormais consacrer plus d’années à leur activité professionnelle, notamment parce que cela permet de maintenir l’équilibre financier des caisses de retraite, il faudrait alors mesurer les conséquences de ce changement, notamment pour l’articulation travail-famille, sur plusieurs générations successives », relève la chercheuse.
Les tensions du maintien en activité des seniors
De précédentes recherches menées par Nicky Le Feuvre et ses collaboratrices à l’UNIL ont déjà permis de saisir l’ampleur du problème : « Ce que l’on a vu dans le cadre du PNR 60 (« Égalité entre hommes et femmes »), c’est qu’un certain nombre de femmes ont travaillé à temps partiel pendant que leurs enfants étaient en bas âge - ou jusqu’à l’adolescence, et puis, soit parce qu’elles ont divorcé, soit parce qu’elles ont commencé à faire le calcul de leurs futures rentes de retraite, se sont retrouvées à devoir augmenter leur taux d’activité en fin de carrière, notamment pour compléter leur deuxième pilier. De telles pratiques vont à l’encontre de l’idée d’une transition planifiée des seniors vers une réduction progressive de leurs heures de travail en toute dernière partie de carrière. »
Elle ajoute : « Pour les individus qui ont des métiers plutôt physiques ou nerveusement éprouvants, cette nécessité de travailler plus alors que l’on vieillit génère d’importants risques de santé, qui sont souvent masqués par crainte de paraître peu performant aux yeux de l’employeur, afin de préserver son emploi. Parfois cela se combine avec la responsabilité de s’occuper de parents très âgés devenus dépendants, ou avec la nécessité de soutenir financièrement des enfants adultes qui connaissent des « accidents de parcours » (chômage, divorce, maladie), ce qui participe aussi à cette impossibilité de ‘lever le pied’ en fin de parcours. »
L’apport du PRN LIVES
Pour observer les trajectoires des seniors dans les cinq pays, le projet a adopté un dispositif méthodologique mixte, combinant analyses de séquence et entretiens biographiques rétrospectifs à l’aide d’un « calendrier de vie », deux spécialités du PRN LIVES.
La partie quantitative utilisera les données de l’enquête longitudinale SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe), en collaboration avec le Dr. Jacques-Antoine Gauthier de l’UNIL et le Prof. Boris Wernli de FORS.
Pour la partie qualitative, les personnes interrogées seront issues de trois univers professionnels eux aussi très contrastés : les transports, un milieu assez masculin, exigeant du point de vue physique et marqué par des horaires décalés ; la santé, domaine ayant des caractéristiques communes avec les transports du point de vue de la pénibilité, mais plutôt occupé par des femmes ; et la finance, secteur d’activité plus mixte et moins physique, mais actuellement soumis à de fortes restructurations et évolutions technologiques.
Penser égalité et vieillissement de concert
« Les recherches antérieures ont montré que les entreprises ont plutôt tendance à externaliser les effets du vieillissement au travail ; elles encouragent les travailleurs et travailleuses âgé·e·s ‘fatigué·e·s‘ ou malades à réduire leurs heures de travail ou à partir plus tôt à la retraite », observe Nicky Le Feuvre. « Or, de telles pratiques de gestion RH sont difficilement compatibles avec les nouvelles injonctions au maintien en emploi des seniors. »
Nicky Le Feuvre mentionne également que « les politiques du vieillissement au travail, quand elles existent, sont rarement articulées avec les politiques d’égalité. Les deux peuvent même être pensées de manière contradictoire. D’un côté les entreprises facilitent le passage au temps partiel pour les mères de jeunes enfants, alors que de l’autre ces ‘années manquantes’ de cotisation vont peser lourdement sur les conditions dans lesquelles les femmes vont affronter la dernière partie de leur carrière professionnelle. Rares sont les entreprises qui pensent égalité professionnelle et vieillissement au travail de concert. »
Tout au long du déroulement de la recherche, les partenaires du projet DAISIE maintiendront des liens étroits avec des acteurs socio-économiques impliqués dans le vieillissement au travail, notamment par l’organisation de rencontres avec des employeurs, syndicats, associations et décideurs politiques dans chacun des pays étudiés. Un des objectifs est d’arriver à formuler des recommandations utiles pour l’élaboration de politiques de gestion des âges qui prennent en compte de manière intégrée les facteurs essentiels que sont le genre, l’âge et le statut social. Soit ce qu’on appelle, dans la recherche, une approche inter-sectionnelle des inégalités.