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Activer les plus vulnérables ? Le cas de l’Assurance-invalidité révèle bien des paradoxes

Les trois dernières réformes de l’AI en Suisse ont cherché à enrayer l’augmentation des coûts en exigeant de la part des assurés davantage d’efforts de réinsertion professionnelle. Emilie Rosenstein a ausculté cette évolution de manière quantitative et qualitative, et met en lumière l’ambivalence des changements opérés : sa thèse souligne plusieurs asymétries entre les objectifs visés et les résultats obtenus, ainsi qu’entre les normes promues et leurs effets concrets sur les personnes souffrant de handicap.

« Seul est libre qui use de sa liberté et (…) la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres. » Cet extrait du préambule de la Constitution suisse parachève la thèse doctorale d’Emilie Rosenstein consacrée aux contradictions d’un pan important de la politique sociale en Suisse, qui tout en prônant l’intégration des bénéficiaires aboutit à des formes d’exclusion.

Soutenue le 12 février 2018 à l’Université de Genève, cette thèse en sociologie, menée sous la direction du Prof. Jean-Michel Bonvin, analyse les évolutions récentes de l’Assurance-invalidité (AI) en s’appuyant sur deux cadres théoriques : la perspective des capabilités du Nobel Amartya Sen d’une part, qui examine les régimes sociaux sous l’angle de la capacité des individus à faire des choix qu’ils ont des raisons de valoriser, et celles des parcours de vie développée au sein du Pôle de recherche national LIVES, qui perçoit la vulnérabilité comme un manque de ressources affectant plusieurs domaines de la vie, à plusieurs niveaux et dans le temps.

La recherche d’Emilie Rosenstein recourt à des méthodes tant quantitatives que qualitatives et réunit des données d’une grande richesse pour évaluer les conséquences des révisions de l’AI survenues en 2004, 2008 et 2012, dont l’un des objectifs principaux était de réduire le nombre de rentiers, en particulier parmi les jeunes souffrant de handicap psychique, catégorie en forte augmentation depuis les années 90.

Pour tenter d’atteindre leur but, ces réformes ont surtout suivi trois lignes directrices : une évaluation plus stricte du droit à la rente, une intervention plus rapide de l’AI, basée notamment sur une détection précoce des incapacités, et un développement des mesures de réadaptation professionnelle et de placement sur le marché du travail.

Résultats contrastés

Les observations d’Emilie Rosenstein débouchent sur des résultats contrastés : si le nombre de rentiers a nettement baissé au niveau national, la part des plus jeunes bénéficiaires - âgés de 18 à 34 ans - n’a pas diminué ; quant aux rentes d’invalidité pour raisons psychiques, elles demeurent prédominantes et concernent près d’un rentier sur deux.

Des analyses de séquence, conduites par la chercheuse en collaboration avec le Prof. Felix Bühlmann de l’Université de Lausanne sur des échantillons représentatifs de bénéficiaires de l’AI dans le canton de Vaud, permettent de mieux comprendre les trajectoires des assurés au fil du temps et des révisions.

On y constate une augmentation considérable des refus de prestation par l’AI et une accélération clairement visible du traitement des dossiers. L’octroi des mesures de réadaptation professionnelle, quant à lui, est croissant mais reste tout de même marginal.

Durcissement des critères et des exigences

Selon Emilie Rosenstein, « la baisse des effectifs s’explique plus par un durcissement des critères d’éligibilité que par l’augmentation des sorties de l’AI, notamment suite à des mesures de réadaptation. »

Sa thèse pointe plusieurs paradoxes soulevés par les réformes successives. Elle questionne le concept-même d’activation à l’égard de personnes atteintes dans leur santé, à qui il est demandé de concevoir un projet de réinsertion alors qu’elles sont parfois dans un état de grande vulnérabilité.

Une des contradictions, et non des moindres, réside dans le fait que pour réduire les dépenses, l’AI pousse les assurés à se déclarer le plus vite possible, gageant qu’une intervention précoce préviendra le versement de rentes à moyen et long terme. Or cette pression a un effet dissuasif sur les bénéficiaires, soit parce qu’ils ignorent l’étendue des prestations offertes par l’AI, soit parce que leur santé est trop instable pour qu’ils puissent prendre des décisions à ce stade, soit parce qu’ils sont encore dans une phase de déni de leur handicap.

Ces décalages entre la temporalité de l’AI et celle de ses assurés constituent un obstacle pour les reconversions professionnelles. « Le paradigme de l’activation apparaît ainsi profondément paradoxal, entretenant le risque de non-recours en même temps qu’il entend le réduire », s’inquiète la chercheuse.

Risque d’inauthenticité

Emilie Rosenstein estime par conséquent qu’il existe un risque d’« inauthenticité » des projets de réinsertion, et donc d’échec si l’on ne prend pas suffisamment en compte les attentes et les besoins des bénéficiaires. « L’emploi du projet comme outil d’insertion relève alors d’une démarche potentiellement sélective, voire excluante », analyse la chercheuse.

Elle dénonce également la « forte asymétrie entre la responsabilité individuelle des assurés face à leur projet de réinsertion et la limitation des possibilités d’aménagement des opportunités professionnelles. » Dans la perspective des capabilités, Emilie Rosenstein appelle à se soucier davantage des « facteurs de conversion » nécessaires, au niveau du marché du travail et de la société au sens large, pour réduire les inégalités entre personnes valides et invalides et promouvoir ainsi un accès réel, et pas seulement un droit formel, à la réinsertion professionnelle.

Sentiments d’inéligibilité

Une série d’entretiens avec des bénéficiaires viennent enrichir la thèse, permettant à la chercheuse de mettre l’accent sur des sentiments d’inéligibilité ou de honte de la part des usagers de l’AI. Ces récits confirment l’hypothèse selon laquelle une partie des assurés pratiquent une forme d’auto-sélection et risquent de passer à côté des prestations de l’AI, soit parce qu’ils méconnaissant leurs droits, soit parce qu’ils refusent d’être perçus comme des invalides ou qu’ils craignent d’être stigmatisés comme des profiteurs du système.

Avant la soutenance publique de sa thèse, Emilie Rosenstein a eu plusieurs occasions de présenter sa recherche à des professionnels du domaine. Son jury de thèse a particulièrement apprécié ses efforts de transmission aux acteurs concernés et lui a recommandé de chercher à publier ses résultats empiriques dans des revues scientifiques ambitieuses.

À l’heure où la 7e révision de l’AI est déjà en marche, son nouveau titre de docteure lui confère dorénavant toute la légitimité nécessaire pour se faire le porte-voix de ceux qui ne sont généralement pas entendus et que l’on gagnerait à écouter davantage, comme le montre son travail.

>> Emilie Rosenstein (2018). Activer les publics vulnérables ? Le cas de l'Assurance-invalidité. Sous la direction de Jean-Michel Bonvin. Université de Genève

Le CIGEV déménage au boulevard du Pont d'Arve, nouveau site du Pôle de recherche national LIVES à Genève

Le CIGEV déménage au boulevard du Pont d'Arve, nouveau site du Pôle de recherche national LIVES à Genève

Début mars 2018, le Centre interfacultaire de gérontologie et d'études des vulnérabilités quittera ses locaux basés à la route des Acacias pour intégrer de nouveaux bureaux aux 1er et 2ème étages du boulevard du Pont d'Arve 28, de l'autre côté du carrefour d'Uni Mail. Cette nouvelle adresse permettra aux équipes genevoises du Pôle de recherche national LIVES, actuellement réparties sur deux sites, d'être réunies sous le même toit, avec le Cognitive Aging Lab (CAL) et la psycho-linguistique.

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La précarité dans l’enfance a des effets à très long terme sur la santé, surtout chez les femmes

Un projet de recherche interdisciplinaire montre que certaines inégalités peuvent être irrémédiables. Basée à l’Université de Genève et financée par le Pôle de recherche national LIVES, l’équipe a examiné plusieurs aspects de la santé des plus de 50 ans à travers l’Europe. Elle constate que les hommes arrivent mieux à compenser un départ difficile dans la vie que les femmes. Les chercheurs plaident pour des interventions beaucoup plus précoces en termes d’éducation et de prévention.

Les personnes défavorisées du point de vue matériel et social au tout début de leur parcours de vie ont une plus grande probabilité d’avoir une santé fragile dans la deuxième moitié de leur existence. C’est ce qui ressort du projet « LIFETRAIL », mené depuis fin 2016 au sein du PRN LIVES par Stéphane Cullati et plusieurs collègues de l’Université de Genève.

Alors que paraîtra tout prochainement un article de Boris Cheval et al. dans la revue Age and Ageing 1, suivant un autre sorti récemment dans le journal Medicine and Science in Sports and Exercise 2, c’est l’occasion de faire le point sur l’ensemble de cette recherche interdisciplinaire réunissant des sociologues, des psychologues, des épidémiologues et des médecins, et dont plusieurs papiers sont actuellement sur le point d’être soumis ou publiés, montrant pour la plupart de fortes disparités entre les sexes.

De riches données longitudinales

L’ensemble se base sur des données de l’enquête SHARE (Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe) et porte sur près de 25'000 personnes de 50 à 96 ans, interrogées six fois entre 2004 et 2016 dans 14 pays européens.

Sept indicateurs de santé sont examinés : la santé auto-rapportée, c’est-à-dire comment les personnes enquêtées évaluent subjectivement leur état de santé ; la force musculaire, auscultée grâce à un dynamomètre portatif ; la capacité pulmonaire, enregistrée au moyen d’un débitmètre de pointe mesurant la vitesse maximale du souffle ; la qualité du sommeil ; les troubles cognitifs ; l’état dépressif, saisi à travers un questionnaire mainte fois validé par la recherche ; et enfin le niveau de fragilité, qui est calculé en prenant notamment en compte l’indice de masse corporelle et le degré d’autonomie dans plusieurs gestes du quotidien.

Pour connaître la situation socio-économique dans l’enfance (à l’âge de dix ans), l’analyse se fonde sur quatre variables : le métier du principal pourvoyeur de la famille (souvent le père), le nombre de livres disponibles dans le foyer, la qualité de l’habitat (présence ou non d’eau courante, de toilettes et de chauffage central), ainsi que le nombre de personnes par pièces dans le logement.

Importance de la mobilité sociale

Selon tous ces critères, à des degrés plus ou moins marqués, des conditions socio-économiques défavorables dans l’enfance sont associées à une santé moins vaillante à l’âge mûr et dans la vieillesse, sauf pour les hommes qui ont réussi à s’élever socialement.

Cette mobilité sociale ascendante, si bénéfique pour les hommes, est observable en comparant le statut socio-économique de départ avec celui atteint à l’âge adulte, en termes de niveau d’éducation, de type de profession exercée et de situation économique présente. Ceux qui ont accompli des études universitaires, eu des carrières à responsabilités et arrivent facilement à joindre les deux bouts sont nettement privilégiés du point de vue de la santé, même quand ils ont souffert de précarité dans l’enfance. Ce qui est moins couramment le cas des femmes des cohortes étudiées.

Force musculaire réduite

L’article publié par Boris Cheval sur la force musculaire constate un lien significatif entre la pauvreté dans l’enfance et la faiblesse physique à un âge avancé. Même en tenant compte de l’hygiène de vie à l’âge adulte (activité sportive, tabac, alcool, alimentation), l’impact de l’enfance reste prépondérant, surtout pour les femmes.

« Il semblerait que les femmes qui n’ont jamais travaillé n’ont pas pu acquérir certaines compétences comportementales », analyse Stéphane Cullati, pour qui le paradoxe de la longévité plus grande des femmes n’est qu’apparent : « Ce n’est pas parce que les gens sont maintenus en vie plus longtemps qu’ils sont forcément en bonne santé. »

Le chercheur s’attend à voir les différences de genre s’estomper dans le futur, grâce à un meilleur accès à la formation et au monde du travail pour les nouvelles générations de femmes, tout en mettant en garde contre la « double peine » de celles qui cumulent travail professionnel peu qualifié et tâches domestiques.

Agir plus précocement

Les travaux du projet LIFETRAIL ont des implications évidentes en termes de politiques publiques. « Pour l’activité physique, par exemple, on constate qu’un haut niveau de formation annule l’effet des circonstances socio-économiques défavorables dans l’enfance », signale Boris Cheval. « Mais pour le débit expiratoire ou la force musculaire, par contre, l’effet reste marqué chez les femmes, indépendamment de leur trajectoire socio-économique à l’âge adulte. Il faudrait donc agir beaucoup plus précocement ! »

Une partie du projet de recherche, menée par Stefan Sieber, compare la santé auto-rapportée des enquêtés selon différents types de régimes sociaux et aboutit à la conclusion que la pauvreté dans l’enfance reste fortement associée à de mauvaises conditions de santé plus tard, quelle que soit la politique des pays aux quatre coins de l’Europe. Le défi est donc énorme.

Maintenant que le lien entre les conditions socio-économiques dans l’enfance et la santé à l’âge mûr est établi, l’équipe va s’intéresser de plus près à la temporalité de certains événements, tels que les pertes matérielles, les périodes marquées par la faim ou le décès des parents, afin de mieux comprendre quelles sont les phases les plus critiques, dans le développement de l’enfant, pouvant entraîner des problèmes de santé à long terme. Les chercheurs sont en train de tester ce modèle sur la probabilité de recommencer à fumer. Qui sont les candidats les plus vulnérables, les plus exposés à un risque de rechute ? Les données SHARE réservent encore bien des possibilités, qui ne demandent qu’à être explorées par cette équipe pleine d’énergie.

  • 1. Cheval, B. et al. (2018). Association of Early- and Adult-Life Socioeconomic Circumstances with Muscle Strength in Older Age. Age and Ageing. DOI 10.1093/ageing/afy003
  • 2. Cheval, B. et al. (2017). Effect of Early- and Adult-Life Socioeconomic Circumstances on Physical Inactivity. Medicine and Science in Sports and Exercise. DOI 10.1249/MSS.0000000000001472