Photo iStock © Eva Katalin

Le regard des aînés sur leur passé et leurs proches est conditionné par la structure sociale

Deux thèses doctorales récentes réalisées au sein du Pôle de recherche national LIVES et basées sur les données de l’enquête Vivre/Leben/Vivere explorent des dimensions très différentes mais aboutissent à des conclusions similaires sur le processus du vieillissement. Nora Dasoki à l’Université de Lausanne s’est intéressée à la mémoire autobiographique, et Myriam Girardin à l’Université de Genève aux configurations familiales. Toutes deux montrent qu’à l’heure du bilan, le contexte pèse fortement sur l’individu. Ce faisant, les deux désacralisent pourtant un peu la famille.

Que reste-t-il d’une vie à l’approche de la mort ? Sans être explicite, cette question a sous-tendu deux thèses soutenues à quelques jours de distance à l’Université de Lausanne et à l’Université de Genève. Ces deux recherches ont mis à profit les données de l’enquête Vivre-Leben-Vivere (VLV), conduite par le Centre interfacultaire de gérontologie et d’études des vulnérabilités (CIGEV) et financée par le Pôle de recherche national LIVES – Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie (PRN LIVES). A Lausanne, Nora Dasoki a défendu le 3 février 2017 sa recherche doctorale intitulée « Mémoire autobiographique et vieillissement : représentations des périodes heureuses et vulnérables » ; A Genève, Myriam Girardin a présenté la sienne le 13 février, portant sur « Les configurations familiales aux dernières étapes de la vie ».

L’étude VLV réunit des informations d’une grande richesse sur la population retraitée en Suisse. Les thèses de Nora Dasoki et Myriam Girardin se sont concentrées sur les résultats de la première vague (2011-2012) de questionnaires. Les deux doctorantes ont cependant recouru à des approches très différentes : une perspective psycho-sociale pour Nora Dasoki, avec comme outil des « calendriers de vie » sur lesquels les répondants devaient indiquer les périodes de bonheur et de vulnérabilité ayant jalonné leur parcours de vie ; une perspective sociologique pour Myriam Girardin, avec un focus sur l’analyse de réseau pour décrire les différents types et les différents modes de relations familiales, indiquant la quantité et la nature de capital social ainsi fourni.

Le point commun de ces deux thèses réside dans le poids des normes sociales et du contexte structurel dans l’évaluation que font les personnes âgées de leur passé et de leur entourage affectif. D’une certaine manière pourtant, les deux recherches relativisent quelques idées reçues sur l’importance incontournable de la famille traditionnelle. Mais de l’autre, elles constatent surtout à quel point les parcours de vie continuent d’être marqués par des inégalités sociales et de genre.

Relativité de la famille

Nora Dasoki montre par exemple que les personnes qui n’ont pas eu d’enfant ne déclarent pas moins de périodes de bonheur sur l’ensemble de leur vie que les personnes ayant vécu la transition à la parentalité. Ces dernières indiquent en général un pic de bonheur autour de ce moment précis, mais la courbe rejoint ensuite le même niveau que celle des individus sans enfants. Fait intéressant, les hommes signalent plus facilement le mariage et la naissance des enfants comme des périodes particulièrement heureuses, comme s’ils étaient plus influencés que les femmes par ce qu’on appelle le « script culturel de vie », c’est à dire les attentes sociales ou les prescriptions normatives concernant ce qu’un parcours de vie dit « normal » doit être. Nora Dasoki explique cette différence par le fait que la maternité implique plus de sacrifices que la paternité : les femmes auraient donc moins tendance à enjoliver le passé.

Dans sa thèse sur les configurations familiales dans la vieillesse, Myriam Girardin montre quant à elle que 20% des personnes âgées ayant des enfants ne les mentionnent pas parmi les personnes les plus importantes de leur entourage. Les membres significatifs du réseau familial peuvent aussi provenir de la fratrie, de la parenté élargie ou des liens électifs d’amitié. Cette conception s’éloigne de la vision classique de la famille conjugale et nucléaire propre à la gérontologie, selon laquelle le modèle traditionnel est une ressource garante de santé psychique et physique aux 3e et 4e âges. Selon la chercheuse, la famille est plutôt le lieu de fortes ambivalences impliquant soutien et tensions à des degrés divers, dont elle dresse la cartographie.

Sans entrer dans le détail des six configurations familiales développées dans ce travail, arrêtons nous un instant sur la forte asymétrie de genre constatée par Myriam Girardin : les aînés dont la fille est la personne la plus significative du réseau bénéficient d’un capital social moindre que ceux dont la configuration est marquée par une place centrale accordée au fils. Dans ce cas, le réseau est plus dense et marqué par des liens d’interdépendance plus forts, souvent en lien avec une place déterminante prise par la belle-fille comme pourvoyeuse de services. Les gendres, eux, n’apparaissent quasiment jamais comme personnes significatives dans la configuration basée sur la fille, celle-ci se retrouvant seule à assumer le soutien au(x) parent(s) âgé(s).

Poids de la structure

Ces deux thèses illustrent parfaitement la prédominance du contexte structurel sur les parcours de vie. En élaborant ses configurations familiales, Myriam Girardin met en lumière le cas des personnes isolées, qui n’ont quasiment aucun proche significatif sur qui compter, une situation qui concerne surtout des personnes à faible revenu et en mauvaise santé, principalement des femmes veuves, célibataires et/ou sans descendance. La chercheuse souligne à quel point les ressources sont nécessaires pour alimenter la réciprocité et garantir une fin de vie riche en liens affectifs.

De son côté, Nora Dasoki établit une différence entre mémoire des périodes heureuses et mémoire des périodes vulnérables, deux processus qui font appel à des mécanismes bien distincts, soulignant l’importance des normes sociales et des représentations historiques. Sa thèse confirme que les souvenirs heureux subsistent davantage que le rappel des moments difficiles. Elle ajoute cependant un autre enseignement : les souvenirs de vulnérabilité sont liés de manière très significative à des expériences collectives comme la guerre. Les plus jeunes, qui se souviennent à peine de cette période, la mentionnent comme vulnérable, mais affirment avoir connu d’autres moments tout aussi difficiles par la suite. Les plus âgés, qui entraient dans l’âge adulte dans les années 40, n’ont plus jamais connu de moment aussi durs dans la suite de leur parcours de vie.

Il y aurait beaucoup d’autres aspects à développer sur ces deux magnifiques thèses, et notamment leurs apports à la théorie de la sélectivité socio-émotionnelle, qui indique qu’à l’approche de la fin les individus se concentrent sur les émotions positives, procédant à des tris dans leurs souvenirs et leurs relations. Mais vu la place limitée ici, nous nous contenterons de souligner l’excellente réception de ces deux travaux par les jurys de thèse, et encourager les personnes intéressées à les lire pour en retirer le maximum.

>> Nora Dasoki (2017). Mémoire autobiographique et vieillissement: représentation des périodes de bonheur et de vulnérabilité. Sous la direction de Dario Spini. Université de Lausanne.

>> Myriam Girardin (2017). Les configurations familales aux dernières étapes de la vie. Sous la direction d'Eric Widmer. Université de Genève.

Les inégalités sociales face à la santé: constats, explications et politiques. Forum à Genève

Les inégalités sociales face à la santé: constats, explications et politiques. Forum à Genève

Organisé cette année par la Prof. Claudine Burton-Jeangros avec la collaboration de Solène Gouilhers, le Forum du Master en sociologie de l'Université de Genève sera consacré ce printemps aux inégalités sociales face à la santé, des inégalités qui restent peu visibles alors même qu'elles sont persistantes voire croissantes, y compris dans les pays riches. Une dizaine de conférences sont prévues du 1er mars au 17 mai 2017, les mercredis à 18h30. Le choix des intervenant·e·s vise à éclairer différentes facettes de cette problématique, à l'échelle suisse et sur le plan international.

Au niveau des constats, il est essentiel de documenter les inégalités sociales face à la santé, en considérant le vaste ensemble des déterminants sociaux venant affecter les chances d'être et de rester en bonne santé. Au-delà de la diversité des indicateurs retenus en matière de mesures de l'état de santé et de ses déterminants sociaux, il s'agira également d'évaluer la contribution respective des données quantitatives – transversales et longitudinales – et des données qualitatives dans ce domaine.

Au niveau des explications, de nombreux modèles théoriques ont été avancés pour éclairer les mécanismes par lesquels l'existence sociale et l'existence biologique interagissent. Ces modèles convoquent des processus micro- ou macrosociaux et pouvant agir selon des temporalités distinctes en fonction du parcours de vie des individus et des contextes socio-historiques. Les intervenants sont invités à discuter la portée, mais aussi les limites de ces différents modèles, ainsi que les questions posées par leur opérationnalisation.

Au niveau des politiques, les connaissances acquises ont amené à l'élaboration de mesures visant à réduire les écarts de santé entre groupes sociaux. Au-delà de la diversité des actions entreprises par les pays, des instances supranationales comme l'Organisation mondiale de la santé et la Commission Européenne se sont engagées dans la mise à l'agenda politique de ces questions. Il s'agira de discuter les conditions dans lesquelles de telles actions peuvent être mises en place, mais aussi d'évaluer les effets des programmes de réduction des inégalités sociales face à la santé.

Programme

Ces conférences auront lieu les mercredis de 18h30 à 20h à Uni Mail, salle MR-160. Entrée libre.

1er mars 2017

Silvia Stringhini, Institut universitaire de médecine sociale et préventive, CHUV et Université de Lausanne
L'incorporation biologique des différences socioéconomiques dans la santé
Discutant: Boris Cheval, NCCR LIVES, Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève

8 mars 2017

Sandro Cattacin, Institut de recherches sociologiques, Université de Genève
Les identités complexes face à l’accès aux services sanitaires
Discutant: Yves Jackson, Hôpitaux universitaires de Genève

15 mars 2017

Idris Guessous, Unité d'épidémiologie populationnelle, Hôpitaux universitaires de Genève
Renoncement aux soins et inégalités de dépistage
Discutante: Sabrina Roduit, Département de sociologie, Université de Genève

22 mars 2017

Piet Bracke, Department of Sociology, Ghent University
Educational health inequalities: an institutional approach
Discutant: Dario Spini, NCCR LIVES, Faculté des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne

29 mars 2017

Stéphane Cullati, NCCR LIVES, Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève
Parcours de vie et inégalités sociales dans les trajectoires de santé
Discutant: Rainer Gabriel, NCCR LIVES, CIGEV Université de Genève

5 avril 2017

Pascal Haefliger, Direction générale de la santé, canton de Genève
L’approche du canton de Genève en matière de lutte contre les inégalités de santé
Discutant: Jean Simos, Institut de santé globale, Université de Genève

12 avril 2017

Claudine Burton-Jeangros, NCCR LIVES, Département de sociologie, Université de Genève
Inégalités sociales face à la santé en Inde et en Suisse: apports et limites de la comparaison
Discutante: Clémentine Rossier NCCR LIVES, Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève

26 avril 2017

Maud Gelly, Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPA)
Classer pour soigner? Le dépistage du VIH: un dispositif de santé publique aux prises avec les rapports sociaux
Discutante: Vanessa Fargnoli, NCCR LIVES, Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève

3 mai 2017

Jonathan Zufferey, Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève
Etudier les inégalités de mortalité entre les migrants et les natifs : l’exemple de la Suisse
Discutant: Claudio Bolzman, NCCR LIVES, Haute école de travail social, Genève

10 mai 2017

Katherine L. Frohlich, Département de médecine sociale et préventive, Université de Montréal
The importance of social science theory in building a program of research on social inequalities in smoking
Discutant: Jean-Michel Bonvin, NCCR LIVES, Institut de démographie et socioéconomie, Université de Genève

17 mai 2017

Thomas Abel, Institut de médecine sociale et préventive, Université de Berne
Cultural capital and health
Discutant: Piet Bracke, Department of Sociology, Ghent University

Avec le soutien du Pôle de recherche national LIVES (NCCR LIVES)

Source:

Département de sociologie, Université de Genève
http://www.unige.ch/sciences-societe/socio/fr/enseignements/master/forum...

Des résumés des conférences sont publiées sur le Blog du Forum.

Que veut dire être vulnérable ? La recherche sur les parcours de vie au prisme des séries télé

Que veut dire être vulnérable ? La recherche sur les parcours de vie au prisme des séries télé

Le concept de vulnérabilité s’impose de plus en plus dans les sciences sociales pour expliquer différents phénomènes de fragilisation face à de nouveaux risques sociaux. Le Pôle de recherche national LIVES concourt largement à cette réflexion théorique grâce à son approche interdisciplinaire, qui vient d’aboutir à une publication majeure et à plusieurs collaborations scientifiques importantes pour le développement du paradigme du parcours de vie. Pour mieux comprendre ces avancées, un détour par le divertissement peut s’avérer assez éclairant. En effet, les scénaristes des feuilletons les plus populaires ont compris intuitivement ce que les études démontrent : le danger n’est jamais aussi stressant que quand il mélange vie professionnelle et vie privée ; l’individu doit se débattre contre des menaces à plusieurs niveaux, pouvant toucher aussi bien son intégrité physique que ses relations, son identité et ses valeurs ; enfin la temporalité est essentielle, dans le déroulement d’une bonne histoire comme d’un parcours de vie réel.

Depuis que les journaux existent, les gens ont toujours cédé facilement à l’attrait des feuilletons, avec leur lot de suspense et de rebondissements. Au vingtième siècle ces récits imprimés ont laissé place aux séries télé, qui ont encore pris davantage d’importance, en ce début de troisième millénaire, avec la multiplication de l’offre et de l’accessibilité de ces programmes grâce à la révolution numérique. Une des séries les plus emblématiques des années 2000 a été 24 Heures Chrono, qui relatait le quotidien en temps quasiment réel d’un agent fédéral anti-terroriste, Jack Bauer. Au cours de la première saison, le héros devait protéger un candidat à l’élection présidentielle alors que sa propre famille était menacée sa femme et sa fille ayant été enlevées. Emotions garanties pour les téléspectateurs, qui sont vite devenus accros à ce récit, grâce à son rythme haletant et à l’énergie du désespoir manifestée par le personnage principal, qui sans ses liens affectifs aurait été un ‘simple’ superman dénué de complexité humaine.

La recette mélangeant ingrédients professionnels et privés pour garantir le succès d’une série a été utilisée dans un nombre incalculable de productions au cours des années suivantes. Cette tension entre plusieurs domaines de la vie relations, lieu de vie, activités, santé est également le premier axe de questionnement du Pôle de recherche national LIVES – Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie (PRN LIVES). Ce programme scientifique basé à l’Université de Lausanne et l’Université de Genève, avec des collaborations à Zurich, Berne, Fribourg, Bâle, Lucerne, etc., vient d’éditer un numéro spécial de la prestigieuse revue américaine Research in Human Development, qui représente une étape importante dans la théorisation du concept de vulnérabilité, jugé le plus à même de fédérer plusieurs disciplines des sciences sociales impliquées dans la recherche sur les parcours de vie.

Diffusion du stress

Selon Dario Spini, Laura Bernardi et Michel Oris, éditeurs de cette publication, « la vulnérabilité est un manque de ressources dans un ou plusieurs domaines de la vie, qui place des individus ou des groupes face à un risque majeur de ressentir (1) des conséquences négatives liées à des sources de stress ; (2) l’incapacité de faire face efficacement à ces sources de stress ; (3) l’incapacité de se remettre des sources de stress ou de bénéficier d’opportunités dans un temps donné. » Les auteurs plaident pour une vision « systémique et dynamique » de la vulnérabilité dans le parcours de vie et proposent trois directions de recherche. Ils estiment tout d’abord que le processus de diffusion du stress et de mobilisation des ressources est multidimensionnel, c’est-à-dire qu’il traverse les différents domaines de la vie, comme vu avec Jack Bauer. Les trois chercheurs avancent ensuite que ce processus a un caractère multi-niveaux du micro au macro, ce qui signifie que la personne vulnérable ne peut être observée sans prendre en compte son environnement social et normatif. Enfin ils soulignent que l’analyse de la vulnérabilité dans le parcours de vie doit être multidirectionnelle : la vulnérabilité se développe dans le temps, est soumise à des variations dont la causalité est rarement simple à établir, et n’échappe ni aux interprétations rétrospectives, ni aux anticipations correctives.

Aucun scénario sorti des studios de productions américaines n’illustre mieux les trois perspectives susmentionnées que le célèbre feuilleton Breaking Bad, qui a remporté plusieurs prix et convaincu tant la critique que le public entre 2008 et 2013. Les cinq saisons racontent l’histoire d’un homme banal en apparence, prof de chimie dans un lycée de banlieue, qui se métamorphose en fabricant de drogue pour mettre sa famille à l’abri du besoin quand il apprend qu’il est atteint d’un cancer. L’intrigue mêle habilement les deux activités de Walter White, licite et illicite, avec ses préoccupations familiales, économiques et sanitaires une femme enceinte, un fils handicapé, un complice avec qui il entretient une relation quasi-paternelle, un beau-frère policier, une chimiothérapie à suivre et à financer. La métamphétamine qu’il fabrique provoque des ravages aux conséquences en chaîne qui l’entraînent toujours plus loin dans l’immoralité.

Des normes en conflit

Si la série a eu tellement de succès, au delà de ses qualités cinématographiques, c’est parce qu’elle présente un personnage à qui chacun peut s’identifier, un parfait représentant de la classe moyenne, happé dans un monde qui n’est pas le sien, hanté par des problèmes de conscience tout en jouissant des transgressions qu’il est amené à commettre. Son exemple montre à quel point nos normes de référence peuvent entrer en confrontation : a-t-on le droit de faire le mal par souci pour ses proches ? Est-ce que le respect des lois cachait juste de la lâcheté, puisque l’adrénaline de l’illégalité permet enfin à cet homme malade de se sentir vraiment vivant ? Ce qui est attendu de nous par la société être un bon parent, gagner honnêtement sa vie, accepter son sort garantit-il que nous serons équipés pour faire face aux imprévus si l’Etat social est défaillant?

C’est en partie le thème de l’axe multi-niveaux proposé par le PRN LIVES. Dans le numéro spécial consacré à la vulnérabilité, Eric Widmer et Dario Spini publient un article un peu provocateur instaurant l’idée de misleading norms (en français "normes trompeuses", voire "normes déroutantes"), des règles de conduite considérées comme allant de soi mais qui peuvent s'avérer défavorables avec le temps. Les deux chercheurs prennent notamment l’exemple des couples de parents d'enfants d'âge préscolaire, où la mère se désinvestit de la sphère professionnelle pour se conformer aux attentes dominantes de  la société suisse. Avec la multiplication des divorces, cette norme de la mère au foyer implique de gros risques de vulnérabilité plus tard pour celles qui chercheront à retrouver un emploi. Dans une moindre mesure, la norme du père garant de la survie économique de sa famille peut mener certains hommes à ne pas développer suffisamment de liens avec leurs enfants, une situation dont ils souffriront en cas de séparation.

Petites histoires dans la grande Histoire

La troisième approche, l’axe multidirectionnel, peut être facilement comprise à l’aide de la série britannique Downton Abbey. Cette saga, qui démarre en 1912 et se poursuit jusqu’au milieu des années 20, évoque différents événements historiques (le naufrage du Titanic, la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole, la Guerre d’indépendance irlandaise, etc.) qui vont impacter l’ensemble des protagonistes. La dimension temporelle n’agit pas seulement comme toile de fond pour donner le contexte. Le fait de suivre les personnages sur plusieurs années et d’observer les évolutions respectives des différentes générations mises en scène permet de bien saisir un principe très discuté au sein de la recherche sur les parcours de vie : l’accumulation des avantages et des désavantages, qui n’est pas toujours aussi mécanique que les approches déterministes pourraient le faire penser. Downton Abbey met de plus l’accent sur les relations entre et à l’intérieur des classes sociales aristocrates et serviteurs , observant leurs pratiques et leurs opinions, ce qui ramène à l’approche multi-niveaux. Et comme dans toute bonne série, l’approche multidimensionnelle enrichit l’intrigue et donne de la profondeur aux personnages.

Il est frappant de relever que tant dans les articles composant le numéro spécial du PRN LIVES dans Research in Human Development que dans les trois séries citées, les inégalités homme-femme sont patentes : dans 24 Heures Chrono, l’épouse et la fille du héros ne sont que des faire-valoir placées dans la position de victimes ; dans Breaking Bad, la femme du personnage principal est une mère au foyer sur le point d’accoucher, frustrée par ses ambitions littéraires déçues ; et dans Downton Abbey, les filles ne peuvent pas hériter, point de départ essentiel de la trame narrative.

Les femmes plus à risque

La thématique du genre est même centrale dans les articles du numéro spécial sur la vulnérabilité édité par LIVES. Celui consacré à l’axe multidimensionnel, de Laura Bernardi, Grégoire Bollmann, Gina Potarca et Jérôme Rossier, montre que la transition à la parentalité affecte beaucoup plus le bien-être des femmes que celui des hommes dans leurs efforts pour concilier famille, travail et loisirs les différences de personnalité n’ayant quant à elles qu’un effet limité. L’article de Eric Widmer et Dario Spini sur l’axe multi-niveaux montre bien, comme expliqué plus haut, que les femmes paient le plus lourd tribut à respecter les normes de genre en restant à la maison pour élever leurs enfants. Enfin l’article de Michel Oris, Rainer Gabriel, Gilbert Ritschard et Matthias Kliegel sur l’axe multidirectionnel, s’intéressant à la pauvreté des personnes âgées en Suisse, indique que les personnes les plus vulnérables sont, à nouveau, principalement les femmes qui n’ont pas cumulé toutes les ressources nécessaires avant la retraite en termes de capitaux, c’est à dire aux niveaux économique, social, culturel et institutionnel.

Si les séries télévisées ne représentent pas la vraie vie, la recherche sur les parcours de vie tente de la capturer pour mieux en comprendre les ressorts. Le point commun entre divertissement et études scientifiques est de s’intéresser aux faces les plus sombres de l’existence, quand l’être humain se sent vulnérable. La différence, c’est que la recherche voudrait également comprendre ce qui permet de surmonter les difficultés. Alors que les séries, elles, prennent un malin plaisir à faire souffrir leurs protagonistes. Les « happy ends » sont ainsi de moins en moins à la mode, car ils génèrent moins d’impatience pour une éventuelle prochaine saison. La recherche, au contraire, a tout à gagner à examiner pourquoi certains s’en sortent mieux que d’autres. La compréhension de l’agentivité ou autrement dit du pouvoir d'agir essentiel à la résilience est le véritable défi des futures recherches sur les parcours de vie, estiment dans leur conclusion Kenneth Ferraro et Markus H. Schafer, chercheurs américains appelés à commenter ce numéro spécial qui place définitivement le PRN LIVES dans les acteurs académiques de référence au niveau international.

>> Dario Spini, Laura Bernardi, Michel Oris (2017). Vulnerability across the Life Course. Research in Human Development. Vol. 14, Issue 1.

>> Un webinar (séminaire en ligne) aura lieu le 24 février à 17:00, heure de Genève (= 16:00 GMT, 11:00 EST). Pour en savoir plus.