Photo Hugues Siegenthaler © LIVES

Eric Widmer, nouveau co-directeur du PRN LIVES : "J’ai grandi avec l’interdisciplinarité"

Suite à la nomination du Professeur Michel Oris comme vice-recteur de l’Université de Genève, c’est le Professeur Eric Widmer qui reprend la co-direction du Pôle de recherche national LIVES côté Genève dès le mois de juillet 2015. Il partagera notamment avec le Professeur Jean-Michel Bonvin la responsabilité du programme doctoral et continuera de diriger le projet "Configurations familiales et parcours de vie" (IP208) grâce au soutien de la Professeure Clémentine Rossier. Interview.

D’abord quelques mots pour marquer le départ de Michel Oris…

Bien sûr ! Michel Oris a fait un travail absolument formidable de constitution et de structuration du pôle avec Dario Spini et Laura Bernardi. Il a vraiment organisé le travail, sur Genève, de manière très efficace. Il était toujours au fait de tous les dossiers et connaissait tous les doctorants LIVES par leur prénom. Tout le travail fait par Michel ces dernières années rend ma prise de fonction beaucoup plus facile.

Qu’allez-vous amener de différent ?

Je crois que mon nouveau rôle s’inscrit d’abord pour l'essentiel en continuité par rapport au travail qui a été fait pendant la première phase. Mais il va s’agir maintenant d’approfondir le travail sur nos thématiques transversales, les « cross-cutting issues » (CCI). J’ai l’impression qu’au cours des quatre premières années, les équipes ont trouvé leurs marques sur des questionnements assez précis relatifs à leur discipline. Mais il me semble qu’on est encore au début du travail interdisciplinaire. Dans les années qui viennent, il s’agit de collaborer davantage entre psychologues développementaux et sociaux, sociologues, démographes, statisticiens et économistes pour développer une perspective interdisciplinaire cohérente et originale, productrice de nouveaux résultats sur les parcours de vie et la vulnérabilité. J'entends privilégier cet objectif, dans le cadre de la direction.

Quelle est votre expérience de l’interdisciplinarité ?

J’ai grandi avec l’interdisciplinarité, car l'objet  « famille », sur lequel je planche depuis vingt ans, est à l’intersection de la démographie, de la psychologie et de la sociologie. Ce n’est pas de la sociologie pure et dure comme celle qui touche à la stratification sociale, où l’on peut rester vraiment dans le cadre de sa discipline. Dès le doctorat, j’ai été nourri de lectures et de contacts avec la psychologie des relations interpersonnelles, la psychologie développementale, etc. Ensuite, durant mon post-doc aux Etats-Unis, j’ai été dans des programmes interdisciplinaires avec des psychologues, des démographes et des anthropologues. Quand je suis rentré en Suisse, j’ai assez vite été engagé au centre PAVIE, qui est en quelque sorte le prédécesseur de LIVES, dont l’objectif était de développer des recherches interdisciplinaires sur le parcours de vie et qui s’est concrétisé dans plusieurs publications et dans le projet de recherche « Devenir parent », sur lequel nous travaillons encore aujourd’hui. J’ai aussi fait un certain nombre de projets de recherche avec des juristes et des économistes, autant d’expériences pluridisciplinaires qui se sont bien passées. Mais l’expérience majeure, c’est que nous faisons maintenant avec LIVES !

Une des raisons d’être du PRN LIVES est l’ouverture sur la cité. Quelle est votre vision à ce sujet ?

Une des missions d’un pôle de recherche national est d’avoir des retombées sur la société civile, de faire profiter les dirigeants politiques, les responsables d’associations et le grand public des connaissances accumulées par la recherche. La direction de LIVES valorise donc les relations avec les acteurs sociaux. Par ailleurs, ces liens sont très utiles à la recherche fondamentale, car ils nous permettent un accès facilité à des terrains qui autrement seraient difficiles d’accès et compliqués à étudier. On ne peut pas lancer un projet de recherche sur une population vulnérable si on n’a pas des liens qui sont déjà plus ou moins établis, et si possible institutionnalisés, avec des partenaires. C’est le rôle des universités et des programmes nationaux de participer à promouvoir des connaissances plus appliquées, surtout dans les sciences sociales, qui doivent être en prise avec les problèmes sociaux.

Un projet à mentionner en particulier ?

Oui, c’est dans ce cadre que le Département de sociologie de l’Université de Genève, avec le soutien du PRN LIVES, s’est allié avec Pro Juventute Genève et l’OPCCF (Office protestant de consultations conjugales & familiales) pour créer l’association « Avenir Famille ». Notre projet a trois piliers. D’abord l’animation d’un réseau de professionnels de la famille sur Genève – associations, services, fondations, etc. – qui fournissent une offre très importante mais peu coordonnée. L’objectif ici est d’essayer de stimuler les collaborations, le dialogue et la communication entre les professionnels pour les aider à produire quelque chose de plus intégré. Deuxième mission : mettre à disposition des individus un guichet unique pour toute information dont ils pourraient avoir besoin concernant des problématiques familiales dans le canton. Enfin, troisième point, et c’est là où LIVES et l’Université de Genève sont particulièrement concernés, la création cet automne d’un observatoire de la famille qui se chargera de recherches appliquées sur la famille, en lien avec les demandes expressément formulées par les professionnels via les Assises de la famille qui seront organisées chaque année, et via les préoccupations des familles et des individus. Des contacts ont également lieu en ce moment du côté vaudois. A terme nous aimerions bien développer quelque chose de romand. Il y a un besoin social qui s’exprime très clairement et qui répond au besoin de valoriser les connaissances acquises dans LIVES auprès de la société civile.

Est-ce lié à la transformation actuelle des structures familiales ?

C’est surtout lié à l’absence de politique familiale explicite dans notre pays, tant au niveau cantonal qu’au niveau fédéral, d’autant plus dommageable que les structures familiales sont devenues, durant les cinq dernières décennies, beaucoup plus complexes, pas seulement en lien avec le divorce et la recomposition familiale, mais aussi en lien avec l’allongement de l’espérance de vie et la migration. Nous avons obtenu récemment un mandat d’une commune du canton de Genève où résident un grand nombre de familles de milieux populaires. On trouve des emplois très précaires, des problèmes de prise en charge des enfants en cas de double emploi des parents, des problèmes de logement importants, dans des situations où les réseaux familiaux sont relativement faibles suite à la délocalisation liée à la migration et à des séparations en chaîne sur plusieurs générations. Les autorités communales s'interrogent : que faire pour aider ces familles, rendues vulnérables par une conjonction de facteurs, tant économiques que démographiques ? Quels sont leurs besoins et quels types de services doit-on mettre en place pour répondre à la vulnérabilité de familles en situation précaire ? Je pense que LIVES a toutes les compétences pour répondre à ce type de questionnements.

Une autre priorité du PRN LIVES est de se développer internationalement, cette fois-ci du point de vue académique. Comment faire ?

La première manière de se développer scientifiquement et d'obtenir une reconnaissance internationale, c’est d’avoir des résultats de recherche originaux et bien fondés empiriquement. Une manière de rendre LIVES plus visible, à mon sens, serait de renforcer le travail collaboratif autour des « cross-cutting issues » et la dimension interdisciplinaire, car c’est ça qui fait l’originalité de notre entreprise. Le paradoxe, c’est que cela rend les publications plus compliquées, parce que malheureusement on est évalué par des collègues qui s’inscrivent dans une discipline spécifique. Typiquement, les experts sociologues auront des exigences très importantes sur l’échantillonnage et seront vite très critiques par rapport à des petits échantillons non représentatifs qui pourraient passer en psychologie ; parallèlement, des experts psychologues vont être beaucoup plus regardants en ce qui concerne la validité des mesures et la réplication des résultats que ne le sont les sociologues. Alors quand vous mettez ensemble les deux séries d’attentes, cela rend la publication d’articles interdisciplinaires plus difficile. Mais quand on y arrive, ça donne quelque chose de très fort !

Vous serez notamment en charge de diriger le troisième « cross-cutting issue » (CCI 3) concernant l’approche multidirectionnelle, c’est à dire à travers le temps. Quelles sont les pistes ?

Comme cela a été décrit dans la requête au Fonds national, nous nous intéressons par exemple aux effets des premières années de vie sur le long terme : est-ce que tout se joue avant cinq ans ou pas ? Même si nous n’avons pas d’études sur les enfants, on peut faire du rétrospectif. Il y a aussi cette hypothèse fondamentale des effets cumulatifs à travers le parcours de vie, qui doit à mon avis être encore beaucoup plus explorée qu’elle ne l’a été jusqu'à maintenant. Enfin le troisième point important est la « biographisation » des parcours de vie, cette idée que les individus participent assez activement, via la recomposition de leurs projets, à la conduite de leur trajectoire de vie sur le long terme. J’aimerais ajouter quelque chose qui est très discuté dans la littérature internationale, c’est le projet d'ouvrir la boîte noire de l’ « agency », c’est à dire la capacité de l’acteur à agir, à avoir une influence sur son parcours de vie, via ses préférences, ses orientations, ses buts de vie. C’est un thème classique de l’analyse des parcours de vie, mais on doit en savoir plus sur comment cette dimension actionnelle s’exprime sur le moyen et long terme des parcours de vie, dans différentes situations structurelles a priori défavorables : familles monoparentales, problèmes de santé, problèmes professionnels, chômage, handicap, etc. Le jeu entre structure et agentivité sur le long terme me semble un point important.
Je participe aussi, plus marginalement, avec Dario Spini et Oriane Sarrasin, au CCI 2 sur les interactions sociales, et là je crois qu’on a réussi à mettre en avant cette idée forte de « misleading norms », de normes sociales qui poussent les individus à prendre des chemins qui s'avèrent contre-productifs pour eux sur le moyen ou long terme. Par exemple, dans un pays comme la Suisse où l’on connaît 50% de divorce, cette norme qui pousse les femmes à rester à la maison ou à réduire fortement leur participation au monde du travail. On peut faire l’hypothèse que chaque génération part dans la vie avec les normes qui ont été mises en place par la génération précédente.

Au sein de l’IP208, vous voulez également aborder la question de l’ambivalence de la famille. De quoi parle-t-on ?

L’ambivalence, comme définie en sociologie, principalement par Kurt Lüscher, c’est l’oscillation entre des normes sociales contradictoires. Typiquement, l'impératif social d’être actif professionnellement et d’allaiter son enfant jusqu’à l’âge de deux ans, ou l'injonction à aider activement des parents vieillissants et celle de mener une vie très autonome, de poursuivre une carrière nécessitant un éloignement social et géographique. Dans la perspective de Kurt Lüscher, cette ambivalence peut être génératrice d’innovation et de développement de la personne, car elle place les individus dans la nécessité de créer de nouvelles solutions. Moi je fais l’hypothèse que cette forme d’agentivité est possible seulement si les personnes ont des ressources financières, culturelles et sociales assez fortes. Quand ces injonctions normatives contradictoires concernent des individus plus désavantagés, elles pourraient devenir des facteurs de stress et donc d’affaiblissement de l'identité personnelle et de la capacité d'agir. Mais c’est encore à voir ! Pour l’essentiel, la sociologie voit la famille comme un lieu de ressourcement, de soutien, de solidarité, alors que ce qu’on postule dans l’IP208, c’est que la famille est elle-même une source de stress, et ceci lié aux nombreux conflits qu’elle génère dans l’attribution de différentes ressources – argent, affection, temps… Ce qu’on donne en temps à un enfant, à un partenaire ou à un parent vieillissant, on ne va pas pouvoir le donner à une autre personne, dans des familles où les liens sont beaucoup plus individualisés qu’avant. D’où tout l’intérêt de voir ces liens familiaux comme générateurs de ressources, certes, mais aussi comme des liens générateurs de vulnérabilité. Et cela a peu été fait jusqu’à présent.
Apprendre par le jeu comment les inégalités se construisent au fil du parcours de vie

Apprendre par le jeu comment les inégalités se construisent au fil du parcours de vie

Le Pôle de recherche national LIVES – Surmonter la vulnérabilité : perspective du parcours de vie (PRN LIVES) a démarré au printemps 2015 une série d’interventions dans les classes romandes. Fruit d’un projet entre des chercheurs en sciences sociales et les milieux pédagogiques, l’atelier Kalendaro comprend notamment un jeu en groupe et une collecte de données, permettant de faire des liens entre contextes et histoires personnelles, repérer l’interdépendance des domaines de la vie et passer du particulier au général dans une approche résolument systémique.

« Quand mon grand-père a quitté le Congo, il était très jeune et il a dû tout réapprendre en Suisse. Il a fait plein de boulots différents parce qu’il devait s’occuper de sa famille. Il devait être responsable. Mais je ne savais pas qu’il avait aussi laissé plein d’enfants là-bas, avec d’autres femmes… » Au moment où cet élève du Collège des Terreaux à Neuchâtel a résumé ses découvertes à ses camarades, toute la classe a fait un voyage dans le temps et dans l’espace, et réalisé à quel point histoires familiales, résidentielles et professionnelles sont liées. L’histoire de ce papy africain illustrait également combien nos valeurs sont le produit de normes passablement relatives, et comment les individus conservent une certaine capacité d’agir, même dans les situations les plus difficiles.

C’était le 19 mai dernier, lors de la deuxième partie de l’atelier Kalendaro, proposé depuis ce printemps aux classes du secondaire des cantons romands. Le premier jour, les élèves sont sensibilisés à certaines notions à partir d’un jeu de l’oie qui retrace un parcours de vie fictif, avec son lot d’événements graves ou réjouissants. Il y a des accidents, qui font perdre du temps en même temps que la santé, des phases de formation qui apportent des ressources, la crise économique qui frappe tous les joueurs plus ou moins intensément, mais aussi des rencontres et des séparations, des fêtes et des deuils, ainsi que des choix difficiles à faire, au moment des transitions professionnelles ou quand naît le premier enfant.

Ensuite les animateurs demandent aux élèves de faire des liens entre les événements survenus dans le jeu et de réfléchir à leur impact possible sur différentes dimensions de la vie. Le stress au travail qui aboutit à un divorce et un déménagement, avec parfois une dépression à la clé, un handicap qui empêche de faire certaines activités, le manque d’argent qui limite les perspectives de formation : les jeunes comprennent très vite et imaginent plein d’interactions.

Calendrier de vie

Ensuite vient le moment d’aller voir concrètement comment ça se passe dans la vraie vie. Pour cela ils reçoivent un « calendrier de vie » à remplir avec un adulte de leur choix, si possible âgé de plus de 50 ans. Cet outil, également utilisé par les chercheurs du PRN LIVES dans de véritables études sur les parcours de vie, permet de documenter les événements et les phases importantes d’une biographie. Dans le projet Kalendaro, qui veut dire calendrier en Espéranto, cette mission apporte une dimension intergénérationnelle intéressante, en plus de faire travailler les élèves sur de véritables données empiriques.

La mise en commun des observations permet lors de la deuxième séance d’aller plus loin dans la compréhension des inégalités sociales. A travers l’analyse, les élèves constatent des différences flagrantes entre les parcours des hommes et des femmes, entre les milieux sociaux, et à quel point certains événements non-normatifs viennent bousculer les individus et produire des conséquences à long terme sur leur trajectoire.

Compétences transversales

Selon une des enseignantes de Neuchâtel où se sont déroulées les premières séances,  «  cet atelier correspond tout-à-fait aux objectifs du Plan d’études romand d’apporter des compétences transversales aux élèves. De plus il tombe très bien en fin de scolarité obligatoire, au moment où les jeunes effectuent une transition importante et doivent réfléchir à leur intégration professionnelle et à ses implications. »

« C’est un très bon matériel, clair et plaisant, et les questions abordées permettent ensuite à l’enseignant de reprendre certains thèmes comme les questions de genre ou les migrations, par exemple », notait une autre prof le 23 juin au terme d’une autre intervention dans le même établissement.

Ce sera précisément l’objectif de l'équipe de didactique de l'éducation à la citoyenneté de la Haute école pédagogique du canton de Vaud à la rentrée prochaine, qui a mis Kalendaro au programme du séminaire des futurs enseignants de citoyenneté. Tâche à eux d’imaginer des développements possibles et de les mettre en œuvre dans leurs classes respectives, en lien avec leur autre branche enseignée, souvent l’histoire, la géographie ou l’économie, parfois le français ou les langues.

Rien ne pouvait faire plus plaisir aux membres du Pôle de recherche national LIVES et à ses partenaires, l’Interface science-société de l’Université de Lausanne et la Fondation éducation21, qui ont participé à la construction de ce projet et à la réalisation du dossier pédagogique qui l’accompagne.

Leur souhait est que l’approche interdisciplinaire des parcours de vie attire encore d’autres milieux enseignants à travers la Romandie. Rendez-vous à la rentrée !

Pour en savoir plus

>> www.nccr-lives.ch/kalendaro

Equipe de projet

  • Chercheur-e-s LIVES : Ana Barbeiro, Nora Dasoki, Jacques-Antoine Gauthier, Nadia Girardin, Andres Guarin, Jean-Marie Le Goff, Davide Morselli
  • UNIL (Interface science-société) : Nicolas Schaffter
  • Fondation éducation21 : Florence Nuoffer
  • Graphisme : Vincent Freccia (Secteur B)
  • Illustration : Luc  Frieden (MEYK)
  • Coordination : Emmanuelle Marendaz Colle

 

"Transformation des élites suisses" : premier article d'une nouvelle série sur le changement social

"Transformation des élites suisses" : premier article d'une nouvelle série sur le changement social

Au cours des trente dernières années, le modèle de coordination des élites suisses s’est fortement érodé sous l’effet de la mondialisation et de la montée en puissance de la finance. Telles sont les conclusions d'un article de Felix Bühlmann, Marion Beetschen, Thomas David, Stéphanie Ginalski et André Mach publié dans la série Social Change in Switzerland co-éditée par FORS, le centre LINES de l'Université de Lausanne et le Pôle de recherche national LIVES.

Sur la base d’une vaste base de données comportant les profils de 20'000 dirigeants entre 1910 et 2010 dans les sphères de l’économie, de la politique et de la haute administration, cinq chercheurs et chercheuses en sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne illustrent la perte d’influence des anciens réseaux de cooptation et de coordination.

Leur article, « Transformation des élites en Suisse », est le premier d’une nouvelle série intitulée Social Change in Switzerland, éditée en français et en allemand par le Centre de compétences suisse en sciences sociales FORS, le Centre de recherche sur les parcours de vie et les inégalités LINES (Faculté des sciences sociales et politiques, Université de Lausanne) et le Pôle de recherche national LIVES.

Les auteurs passent en revue différentes caractéristiques des élites suisses à cinq dates : 1910, 1937, 1957, 1980, 2000, 2010. Ils s’intéressent notamment au genre, au niveau de formation, à la nationalité, au grade militaire, ainsi qu’à l’appartenance à différentes instances (conseils d’administration, commissions extraparlementaires, comités des organisations économiques, etc.).

A travers ces comparaisons, ils montrent comment les élites suisses se sont cooptées et coordonnées pendant le 20ème siècle à travers des types bien précis de formation (études de droit surtout, EPFZ dans une moindre mesure) et la fréquentation de lieux de sociabilité masculine (associations d’étudiants, armée, clubs-service, mais aussi conseils d’administration, commissions extra-parlementaires, organisations économiques).

Depuis une trentaine d’année, cette multipositionnalité des figures centrales de l’élite suisse n’a cessé de s’éroder : la proportion de dirigeants ayant des liens dans plusieurs sphères de pouvoir diminue très nettement, ce qui réduit les occasions de concertation. Même à l’intérieur de la seule sphère économique, les rapports entre industrie et secteur bancaire se distendent, comme le montre l’évolution de la composition des conseils d’administration. Cette situation reflète le fait que les entreprises délaissent le crédit au profit des marchés boursiers.

Les fractions dominantes actuelles de l’élite suisse - l’UDC en politique et les managers hyperglobalisés en économie - semblent n’avoir aucun point commun. Il s’agit maintenant d’observer comment ces vainqueurs des processus de transformation des élites suisses se mettent à reconstruire un nouveau système de coordination. 

Ce papier de 10 pages s’inscrit parfaitement dans l’ambition de cette nouvelle série de proposer des éléments empiriques tirés de la recherche à un public non scientifique mais averti, stimulant ainsi la réflexion sur l’évolution sociale de la Suisse. D’autres sujets sont en préparation, les éditeurs visant une fréquence d’environ six articles par an.

 

>> F. Bühlmann, M. Beetschen, T. David, S. Ginalski & A. Mach, Transformation des élites en Suisse. Social Change in Switzerland N° 1. Retrieved from http://socialchangeswitzerland.ch

Image iStock © Aleksandar Petrovic

Le chômage pénalise plus les seniors. Un bon réseau social peut-il compenser ce désavantage?

Deux thèses réalisées à l’Université de Lausanne dans le cadre d’un projet LIVES viennent coup sur coup de produire des résultats intéressants concernant le marché du travail suisse. Isabel Baumann montre que les plus de 55 ans ont moins de perspectives que les jeunes dans leur recherche d’emploi. Nicolas Turtschi observe l’impact du réseau sur les chances de réinsertion professionnelle: si les relations personnelles s’avèrent utiles pour diminuer le handicap de l’âge, elles restent impuissantes à réduire le poids d’autres types d’inégalités.

Sur la base d’échantillons de chômeurs constitués dans le cadre de l’IP204 du Pôle de recherche national LIVES, Isabel Baumann et Nicolas Turtschi ont défendu en juin 2015 avec succès leur travail de doctorat, qui documente chacun à sa manière les voies permettant – ou pas – de sortir du chômage.

Contrairement à ce qu’on observe ailleurs en Europe, les jeunes et les personnes peu qualifiées risquent peu en Suisse de s’enliser dans le chômage de longue durée suite à une fermeture d’entreprise. Telle est une des conclusions d’Isabel Baumann, qui a étudié les parcours d’environ 1200 personnes licenciées collectivement entre 2009 et 2010 par cinq entreprises industrielles ayant fermé leurs portes dans différentes régions de Suisse.

Deux ans après la perte de leur emploi, deux tiers des personnes licenciées avaient retrouvé du travail, dont la moitié en moins de six mois, un tiers avec une augmentation de salaire et la plupart dans le même domaine d’activité. Les personnes avec un faible niveau de formation n’ont pas été massivement poussées vers des emplois de service comme le nettoyage ou la restauration rapide. Le secteur de la manufacture reste donc pourvoyeur de travail en Suisse.

Les plus vulnérables sont les personnes âgées de plus de 55 ans: ce sont les plus nombreuses à ne pas avoir retrouvé d’emploi, ou à en avoir accepté un de moins bonne qualité, moins bien rémunéré, après avoir connu une plus longue durée de chômage que les jeunes et les non qualifiés.

Pour les personnes restées sur le carreau, les répercussions négatives sur le bien-être et la sociabilité ont été importantes. Seuls les seniors ayant eu la possibilité de prendre une retraite anticipée ont finalement vécu cette transition de manière positive. 32% des plus de 55 ans ont eu accès à cette solution, alors que 37% étaient toujours au chômage fin 2011 et 31% seulement avaient retrouvé du travail, à des conditions souvent plus défavorables.

Phénomène potentiellement croissant

«Ce résultat est frappant dans le contexte du développement démographique actuel», s’inquiète Isabel Baumann. Avec l’arrivée de la génération des baby-boomers dans cette tranche d’âge, le phénomène du chômage des seniors pourrait concerner un nombre croissant de personnes au cours des quinze prochaines années.

La jeune chercheuse plaide donc pour le renforcement des mesures de formation continue. Car le système d’apprentissage, qui améliore en Suisse l’employabilité des jeunes au départ, risque de désavantager trente ans plus tard ceux qui n’ont pas suivi les progrès de la technologie.

A plus court terme, elle recommande un meilleur soutien à la recherche d’emploi pour les seniors licenciés. Faciliter les retraites anticipées lui paraît également être une piste à envisager.

Sa thèse, dirigée par le Prof. Daniel Oesch, a été acceptée pour publication dans la série Springer Life Course Research and Social Policies, dont ce sera la première monographie publiée et qui bénéficiera d’un accès gratuit en ligne à l’automne 2016.

Effet compensateur du réseau

Toujours dans le cadre de l’IP204 mais sous la direction du Prof. Giuliano Bonoli à l'Institut de hautes études en administration publique, Nicolas Turtschi a eu accès à un autre échantillon de chômeurs, plus varié en terme de profils mais limité au canton de Vaud.

De février à avril 2012, toutes les personnes qui assistaient à la séance d’information collective sur l’assurance chômage, organisée par les Offices régionaux de placement, ont été sollicitées pour remplir un questionnaire sur les réseaux sociaux et l’accès à l’emploi. Les personnes qui ont trouvé du travail dans les douze mois ont reçu un deuxième questionnaire. Celles qui étaient encore au chômage après un an ont également été interrogées avec un troisième type de questionnaire. Environ 3500 personnes ont ainsi participé à l’étude.

Nicolas Turtschi montre que certaines sous-populations a priori défavorisées, telles que les personnes de cinquante ans et plus, bénéficient d’un «effet compensateur» grâce à leur réseau. Mais il observe surtout que «les profils les plus avantagés ont statistiquement des ressources sociales plus intéressantes». En clair, les personnes d’origine étrangère et celles dont le niveau de formation est le plus bas possèdent moins de contacts utiles pour retrouver du travail. Parmi ces relations les plus précieuses, les anciens collègues devancent de loin la famille et les proches. Le fait d’être membre d’une association ne semble avoir aucun effet sur la prise d’emploi, un constat que dresse également l’autre recherche précitée.

Déculpabiliser les chômeurs

«Les réseaux sociaux amplifient les inégalités de réinsertion», conclut le chercheur, appelant à des actions ciblées sur les profils les moins favorisés pour les aider à identifier et mobiliser leurs contacts. Il recommande également de «déculpabiliser» les chômeurs, afin que la honte ne coupe pas les personnes concernées de leur entourage.

Enfin il se pose la question de la qualité de l’emploi retrouvé grâce au réseau, qui mériterait selon lui davantage de recherche et à laquelle répond déjà partiellement Isabel Baumann : dans son échantillon de travailleurs du secteur de l’industrie, les personnes ayant obtenu un nouveau travail à travers un contact personnel ont perdu en moyenne 6% de revenu, comparé au salaire antérieur, contre 2% seulement pour les autres.

Cela relativise quelque peu l’importance du réseau, dont il ne faut pas négliger non plus, dans certains cas, la «capacité de nuisance», relève par ailleurs Nicolas Turtschi dans une réflexion toute en nuances, invitant les recherches ultérieures à mieux appréhender la complexité du réseau social et son influence sur les valeurs, perceptions et idées des individus.

Dans une conclusion très métaphorique, il termine en suggérant qu’en tant que source d’information, le réseau pourrait être assimilé à un sens, au même titre que la vue ou l’ouïe. Un «sens social» en quelque sorte, «plus ou moins développé, plus ou moins efficace». Le seul finalement qui pourrait aller croissant avec l’âge!

Quant à l’avenir de nos deux jeunes docteurs, nul ne sera surpris qu’ils ne connaissent pas les affres du chômage: la première poursuivra sa carrière au Centre de recherche des sciences de la santé à la Haute Ecole Spécialisé de Zurich  et le second à la Haute École de la Santé du Canton de Vaud.

 

» Baumann, Isabel (2015). Labor market experience and well-being after firm closure: Survey evidence on displaced manufacturing workers in Switzerland. Sous la direction de Daniel Oesch. Université de Lausanne.

» Turtschi, Nicolas (2015). Les réseaux sociaux: un outil de réinsertion pour les chômeurs désavantagés. Sous la direction de Giuliano Bonoli. Université de Lausanne